La Syrie vit une véritable guerre civile qui a commencé à Edleb et qui fait tache d'huile, enflammant, jour après jour, l'ensemble de «bled Echam», asile historique de l'Emir Abdelkader. Certes, les deux côtés opposés n'ont pas la même puissance. D'un côté, le régime met le paquet pour mater la révolte populaire, fort de ses possibilités sécuritaires qui gèrent une armée dont les postes-clés sont bien maîtrisés par la minorité alaouite, et surtout de l'appui total de deux membres du Conseil de sécurité de l'ONU. Du côté opposé, la majorité sunnite n'a d'autres armes efficaces que les cris de colère et les drapeaux hissés par les manifestants. On peut prétendre que les cris des manifestants sont en effet un soutien inconditionnel à Bachar, modifiés par un montage vicieux au niveau de certaines chaînes de télévision. Mais la marée des drapeaux de l'indépendance, avec leur bande verte, hissés par les manifestants ne peut être fabriquée, même pas par Hollywood. Ceux qui hissent le drapeau tricolore du régime mettent la bande noire en haut, en signe de deuil. Le régime syrien a très bien manœuvré, mais cette habilité ne date pas d'hier. Les dirigeant de Damas se sont montrés plus machiavélique que Machiavel lui-même, étant les héritiers du régime le plus machiavélique de l'histoire du monde arabo-musulman, c'est-à-dire la dynastie des Oumayades, de la famille Abou Soufiane. Le président Bachar Al Assad n'a aucun mérite, bien que, à première vue, il ait réussi à faire marcher presque tout le monde grâce au soutien absolu de l'ancien numéro deux mondial. En effet, Hafez Al Assad a tout préparé pour son fils. De son vrai nom «Al Wahche» (le monstre), le patriarche le plus habile du monde arabo-musulman a fait d'un des plus anciens pays du monde une propriété familiale. Une série de complexes, d'intrigues, de ruses et du génie rhétorique ont aidé le père à assurer la pérennité de son règne, presque pendant trois décennies, et la passation très confortable du pouvoir à son fils en un quart d'heure suffisant à modifier la Constitution syrienne pour permettre la succession. La dynastie alaouite, à laquelle appartient El Wahche, alias Al Assad, constitue presque 11,5% du peuple syrien, étant la deuxième après les sunnites. C'est une branche du chiisme qui a donné au pays des grands patriotes, comme Salah Al Ali, des poètes comme El Issa et Adonis. Cela explique le soutien absolu de l'Iran chiite, et en partie du régime irakien à Bachar El Assad. Concentrés au nord, les Alaouites étaient les plus pauvres de Syrie. La région était connue comme la réserve de recrutement pour l'armée, dans un pays connu par ses traditions marchandes. Des Syriens racontent, en regardant à droite et à gauche, que c'est de cette région que la bourgeoisie de Damas (Acham) obtenait ses femmes de ménage. C'est ainsi que se créa le complexe. Les grands de la région attendaient le jour où ils pourraient recruter des filles de Damas (Chamiates) comme femmes de ménage. Comme n'importe quelle minorité différente de la majorité par des allégeances religieuse, la secte s'est regroupée autour du général El Assad après sa prise de pouvoir en 1970. L'ancien ministre de la Défense, Noureddine Al Atassi, a profité de son poste et de la naïveté du président et de son Premier ministre sunnite, Yousef Zaïn, et son ministre des Affaires étrangères, Ibrahim Makhos (tous les trois étaient des médecins de l'ALN en 1958) pour arracher le pouvoir. Il a donné aux Alaouites la haute main dans l'armée, et d'une façon très particulière dans ses services de sécurité. L'anecdote dit que chaque armée au monde a un service de sécurité, sauf en Syrie, c'est le service de sécurité qui a une armée. Le régime a très bien profité de la carte palestinienne pour s'assurer du soutien politique et financier des arabes du pétrodollar. Les Russes ont tout fait pour s'imposer dans la région, appliquant la stratégie de la guerre froide. La disparition précoce de Gamal Abdel Nasser a laissé le champ libre au régent de Damas. Au cours des trois décades de son règne, le chef de l'Etat syrien a consacré ses efforts pour remodeler l'Etat en une dynastie. Il a formé une police politique d'une férocité inouïe, le système de l'information était cadencé, le parti, le secteur financier et le corps diplomatique étaient la chasse gardée pour les fidèles. Il a instauré un système sécuritaire multiple et très compliqué, encadré essentiellement par les adeptes de sa secte alaouite. Il avait gagné la complicité des Américains et le silence de la droite arabe par sa participation à la guerre d'Irak, aux côtés de l'Egypte de Hosni Moubarak. L'accès au pouvoir de Bachar, après le décès de son père, pouvait être comme un nouveau départ pour la Syrie, mais l'espoir né après juin 2000 a été avorté par la cupidité et l'arrogance du frère du président et de ses beaux-frères, les Makhloufs. Les flammes de Bouazizi à Sidi Bouzid ont tout changé, et après la chute de Ben Ali et de Moubarak, le peuple syrien est arrivé à la conclusion que tout était possible. Mais la logique sécuritaire incarnée par Maher Al Assad, jeune frère du président et dirigeant de la Quatrième Brigade, a bloqué toute possibilité d'une fin pacifique. C'est une des explications de l'appui massif des Russes. Aux intérêts militaires de Moscou (la base navale de Tartous est le dernier rempart des Russes en Méditerranée), aux revenus russes de la vente des armes et à la possibilité d'une présence stratégique dans les eaux tièdes, s'ajoute la mentalité russe qui est forgée et façonnée par la conception sécuritaire. Depuis les derniers jours de Brejnev, c'est le KGB qui a donné à Moscou ses dirigeants, à commencer par Andropov et à en finir, pour le moment, par Poutine. Le nouveau tsar de la Russie a tous les droits pour crier victoire et se comporter comme un paon, fier de lui-même. C'est la première fois depuis la chute de l'empire soviétique qu'un dirigeant russe arrive à mettre tout le monde, y compris les Etats-Unis, à genoux. C'est ainsi que Moscou est bien responsable du piétinement de la crise syrienne. Elle a profité de la situation pour récupérer son prestige international, perdu depuis la chute du mur de Berlin, au prix de dizaines de milliers d'Arabes, exécutés, torturés ou obligés à s'expatrier. La droite arabe se frotte les mains, car Moscou est en train de perdre son dernier «mesmar Dj'ha» dans la région, et c'est cela qui peut expliquer la position, presque neutre, de Washington. Bachar Al Assad est fini, si ce n'est pas demain, ça sera pour après-demain ou le jour d'après. Mais le prix du retard d'une solution serait des morts, encore des morts. Kofi Annan va découvrir qu'il a été dupé. Tout un chacun doit tirer les conclusions et adapter sa position pour arrêter la guerre civile en Syrie, et c'est une guerre civile, si on doit appeler un chat… un chat.