Un coup d'Etat contre le Parlement à la veille même de la tenue du second tour de l'élection présidentielle avec élargissement des pouvoirs de la police militaire. L'armée a repris tous les pouvoirs. C'est un scénario déroutant que les plus pessimistes n'ont pas prévu. La rue égyptienne est complètement sonnée par la dissolution du Parlement et le maintient de la candidature du dernier chef de gouvernement du raïs déchu, le général Ahmed Chafik, décidé, avant-hier, par la Cour constitutionnelle. Caire (Egypte). De notre envoyé spécial
Les Frères musulmans, qui perdent du coup le pouvoir législatif, se sont réveillés avec la gueule de bois. Ils commencent même à douter des chances de leur candidat, Mohamed Morsy. La contre-révolution est-elle en marche dans ce pays qui a réussi à renverser un dictateur, parmi les plus vieux de la région ? Nul doute. Le processus démocratique est sérieusement menacé. L'opposition, de la gauche à la droite, dénonce un coup d'Etat militaire. L'Egypte est sous tension. Des milliers d'Egyptiens sont sortis, hier soir, dans plusieurs villes pour dénoncer «la confiscation de la révolution». C'est dans ce climat politique de totale incertitude et de crispation que les 50 millions d'Egyptiens sont appelés, aujourd'hui, à élire le nouveau président d'Egypte. L'issue du scrutin est imprévisible. Deux candidats à chances égales Les deux candidats en lice, le général à la retraite Ahmed Chafik et Mohamed Morsy des Frères musulmans, partent à chances égales. Fort de l'appui de la confrérie et des soutiens de nombreuses forces révolutionnaires comme le Mouvement du 6 avril, Mohamed Morsy part avec une longueur d'avance sur son rival. Mais ils redoutent la manipulation des résultats et une fraude au profit du candidat du régime. Refusant de répondre aux multiples appels l'invitant à se retirer de la course, il a mis en garde contre «une falsification. En cas de manipulation avec les voix du peuple, les fraudeurs doivent se préparer alors à un soulèvement qui va tout emporter», a-t-il averti quelques heures avant la clôture de la campagne électorale. Son adversaire, Ahmed Chafik, «le fantôme de Moubarak» comme le surnomment les jeunes révolutionnaires, se voit déjà intronisé. Lors de son dernier meeting, avant-hier, il s'est adressé à ses partisans comme quelqu'un qui a déjà gagné. «Nous arriverons vaille que vaille», a-t-il déclaré. S'il est dépourvu d'organisation politique qui le porte, il bénéficie par contre de beaucoup d'appuis, notamment à l'intérieur de l'appareil de l'Etat, du soutien des médias lourds, des réseaux du parti de Moubarak dissous – les Foulouls – et des gros propriétaires. Mais également et surtout de l'armée. Si cette dernière «rassure» sur sa neutralité, pour de nombre d'observateurs et acteurs politiques, «il est le représentant des chefs de l'armée dans cette élection». «Ce sont eux qui l'ont poussé à se présenter en lui garantissant une victoire certaine», estime Abdelhalim Kandil, fondateur du mouvement Kifaya. élection sous tension Plus catégorique, l'intellectuel engagé Alaa Aswany affirme que «c'est l'armée qui a décidé de désigner Chafik président avec l'approbation des services américains, c'est pour cela que Mohamed Morsy l'appelle à se retirer et ne pas cautionner cette comédie». «Grâce aux militaires, les anciens du régime de Moubarak se sont reconstitués avec l'aide de l'argent de la corruption pour porter leur candidat au pouvoir. Il ne faut pas s'étonner de voir Gamal Moubarak vice-président», a ajouté le célèbre auteur de l'Immeuble Yakobyane. Chafik pourra bénéficier également des voix des secteurs de la société hostiles au projet politique de Mohamed Morsy, analysent d'autres. «Le discours des Frères musulmans a effrayé beaucoup d'Egyptiens. Dès leur victoire aux législatives, ils commençaient à bomber le torse oubliant rapidement la nécessité de faire bloc avec les autres forces politiques libérales. Ils étaient trop gourmands. Se voyant première force politique du pays, ils commençaient à ressortir leur vieux disque sur les libertés individuelles. Les gens commençaient à avoir peur. Au lieu de donner des assurances au peuple, les Frères musulmans préféraient rassurer les militaires. Ils leur disaient : à vous l'économie et le politique, à nous la moralisation de la société. Ils ont fini par être rejetés par les militaires et perdre la société», analyse le politologue Hassan Nafaa. L'Egypte est-elle à ce point condamnée à être dirigée par un militaire ? Les égyptiens ont peur Cependant, le retour à la situation d'avant la chute de Moubarak donne du souci à de nombreux Egyptiens. S'ils ne sont pas contre un président issu de la confrérie des Frères musulmans, ils sont farouchement hostiles à la victoire d'un candidat du régime. Un dilemme que beaucoup d'Egyptiens ont tranché sans trop de conviction. «Nous avons décidé de soutenir Morsy malgré nos divergences politiques et malgré sa conduite honteuse lors des événements sanglants de mars et novembre 2011, où il a qualifié les révolutionnaires de tous les noms, pendant que nos amis se faisaient massacrer. Barrer la route à Chafik nous paraît comme une urgence», explique Ahmed Maher, coordinateur du Mouvement du 6 avril. Il a ajoute qu'en cas de «victoire de Chafik, il serait un président illégitime». Morsy s'est assuré également le soutien du candidat malheureux l'ex-«Frère», Abdelmoneim Abou El Foutuh et celui de parti laïc Hizb El Ghad de Aymen Nour. Hamdine Sebahi, arrivé en troisième position lors du premier tour, dit boycotter l'élection d'aujourd'hui, mais sans donner de consigne de vote à ses partisans. Il pèse 5 millions de voix. C'est la même posture qu'a adoptée l'opposant Mohamed El Baradei. «Franchement, nous ne comprenons plus rien, on croyait faire la révolution et là, on se retrouve coincés entre deux candidats aux projets qui ne sont pas favorables à la révolution. Nous devrons choisir entre la peste et le choléra. Nous votons pour Morsy, et s'il gagne nous lui rendrons la présidence infernale. Mais pas question que Chafik passe», raconte un groupe de jeunes révolutionnaires appartenant à différentes extractions politiques. Pour le gros des troupes de la révolution, il faut rendre «impossible la victoire du clone de Moubarak, sinon nos amis morts nous insulteront de là où ils sont maintenant», promet le jeune Ahmed Hassan de Gizeh qui a boycotté le premier tour de la présidentielle. Plus d'une année après l'emblématique séisme de la place Tahrir qui a délogé le pharaon du Caire de son trône, l'Egypte n'arrive toujours pas à voir le bout du tunnel. La révolution est-elle finie ? Au pays du fleuve éternel, la jeunesse refuse d'abdiquer. «C'est le régime qui est fini. Le régime pense qu'il a gagné, il doit s'attendre à une autre vague révolutionnaire, cette fois-ci plus violente. L'avenir, la vie nous appartient», clame une militante de la révolution. Le climat égyptien annonce des journées dures.