Cinquante ans après la disparition de l'intellectuel algérien Jean El Mouhoub Amrouche, l'Algérie officielle lui refuse les ors de la république. Des universitaires et des historiens ont appelé pour la énième fois à la réhabilitation de ce brillant militant indépendantiste. Directeur du TRB, Omar Fatmouche, a insisté lors de l'hommage qui lui a été rendu au théâtre régional de Bejaia sur le devoir de mémoire à l'égard de l'une des «grandes sommités de la littérature et du combat politique ». L'anthropologue Tassadit Yacine a abondé dans le même sens, en évoquant la nécessité de réhabiliter la pensée et l'œuvre de Jean Amrouche, le militant nationaliste. «Il a été mis à l'écart par le pensée unique (…) Revenir sur Amrouche, c'est retrouver la part occultée et niée de l'Histoire et de nous-mêmes », dira l'enseignante-chercheure à l'EHESS-Paris durant la première journée d'un colloque consacré à cette figure du mouvement nationale. Selon elle, la réflexion politique de l‘enfant d'Ighil Ali sur la domination a transcendé même le fait colonial français, en s'inscrivant dans une forme d'universalisme. L'ami d'Abane Ramdane et Ferhat Abbas espéraient, comme certains dirigeants progressistes du FLN, voir émerger après la fin de la guerre, une patrie plurielle à laquelle il savait qu'il ne pouvait prétendre à une place au panthéon, d'après Mme Tassadit Yacine. L'historien algérien Madjid Merdaci a estimé, pour sa part, que l'engagement de l'intellectuel Amrouche «était chevillé au mouvement national» et ses prises de positions contre le colonialisme français étaient osées et risquées. «En tant qu'intellectuel, il était dans l'obligation de s'exprimer sur le destin de son peuple. Sa pensée était d'une grande rigueur », a-t-il précisé. Outre sa dénonciation publique de la colonisation via ses écrits politiques, Amrouche, a ajouté l'historien, était un homme d'action pour avoir été l'intermédiaire officieux entre le général De Gaulle, avec lequel il était proche, et les dirigeants historiques du FLN. Il a rappelé que l'occultation de l'apport tant littéraire que politique d'Amrouche s'explique par le caractère aussi violent et qu'autoritaire du régime algérien, post-indépendance qui abhorre les intellectuels, en notant que beaucoup d'entre eux, même de confession musulmane, ont subit le même sort. Pour M. Merdaci, il est grand temps de « renationaliser Amrouche et le remettre dans l'espace publique ». Pierre Amrouche, fils de Jean El Mouhoub, est revenu, non sans émotion, sur la vie tourmentée, l'œuvre et le combat politique de son père. «La misère dans laquelle vivaient les algériens le révoltait. Il en était scandalisé aussi par la politique des camps de concentration qu'il qualifiait de génocide », a fait savoir cet éminent expert en art africain, rappelant que la famille Amrouche, en dépit de sa naturalisation française, a subi brimades et humiliations. « Français de seconde zone pour les français et renégats pour les algériens », dira Pierre Amrouche. Durant la guerre de libération, le journaliste Amrouche dénonçait, jusqu'à son dernier souffle, dans la grande presse française, les pratiques de la machine coloniale et appelait à la décolonisation de l'Algérie. «Ses textes dérangeaient beaucoup les politiques français de l'époque», se souvient son fils. En signe de représailles, il était viré de la radio française par le premier ministre Michel Debré, fervent partisan de l'Algérie française. Et sa belle famille, comme ses amis, lui avaient tourné le dos. Interrogé lors des débats sur les archives de son père, le fils a affirmé avoir proposé de les confié à l'Algérie, mais que sa proposition «était tombée dans un silence total». Pierre Amrouche a par ailleurs déploré qu'aucun hommage officiel n'ait été rendu à son paternel ni en Algérie, encore moins en France.