Un des tout derniers textes de Mouloud Mammeri, La cité du soleil*, fut une pièce de théâtre dont il confia la publication à Tahar Djaout, peu de temps avant de disparaître. Cette pièce, un texte véritablement énigmatique, est une espèce de testament de l'amesnaw désabusé qui écrivait entre deux graves crises qui ont secoué la société algérienne pendant la décennie grise (printemps 1980 et automne 1988). Le maître fut triste dans son cœur infiniment, parce qu'il voyait que les hommes et les femmes d'Héliopolis ne pouvaient renoncer aux chaînes qui les enserraient jusqu'au sang. Il chercha un moyen de remédier au mal et trouva que, pour mieux se faire entendre, il allait enseigner avec des paraboles, parce que les hommes sont comme les enfants : ils préfèrent être bercés par des fictions mœlleuses qu'éclairés par des vérités abruptes... A cet endroit de ses réflexions, une voix au fond de lui s'éleva ; la voix criait : « Vade retro, Satanas ! Tu veux enseigner les hommes à l'aide de fables, et c'est justement de fables qu'ils meurent ! » (p.71) Cette pièce, une sottie politique, se présente en trois tableaux qui se suivent et se complètent. Le premier met en scène un maître, un « amesnaw », qui entend enseigner les hommes pour les conscientiser. Mais son cœur est mortifié. Les hommes ne sont ni murs ni matures. Ils sont faibles et versatiles. Ils affectionnent le spectacle et les jongleries de saltimbanques, alors que ce que le maître leur demande c'est de rechercher la vérité rêche afin de travailler à leur propre libération et émancipation. Mais la quête de vérité selon la conception pourtant fort orthodoxe du maître exige l'initiation à la joie, à la frénésie dionysiaque qui insuffle la vie que ne peut assumer ni adopter une société de culture mortifère enserrée dans des rites, des pratiques, des croyances inhumaines et irrationnelles sauf à appliquer les recettes du maître qu'il ne pourra proposer qu'une fois devenu bateleur avec la parole libérée parce que devenue folle. Le second tableau, une suite logique du premier, voit la transformation du maître en bateleur avec singe, bâton et tambourin. La leçon civique et citoyenne a vite tourné au spectacle clownesque qui détourne l'attention des citoyens des préoccupations sérieuses et les portent aux loisirs grotesques des sujets moyenâgeux taillables, corvéables et qui plus est soumis aux caprices d'un despote illuminé et sanguinaire. C'est que la leçon du premier tableau consistant en l'acquisition d'un savoir libérateur parce que la recherche de vérité a laissé la place à l'abandon délicieux à la médiocrité et à la gabegie s'avère irréalisable. Ces deux piliers des gouvernements de cités obscurantistes rythment les rituels symboliques sur les récoltes du pavot persan, du chanvre indien ou de la mousse de soie indonésienne plutôt que sur l'effort intellectuel propre à l'élévation spirituelle pour devenir digne de capter les sources des émanations divines des connaissances. Ainsi l'amesnaw chassé des institutions de savoir et de pédagogie (l'université qui frappe les meilleurs de ses enseignants d'interdits professionnels depuis 1970 et impose des ostracismes à la recherche sur certains écrivains nationaux mais iconoclastes depuis les années 1980-90) se voit contraint et forcé à se faire saltimbanque et amuseur de galerie plus fou que jamais, car il a enfin réalisé que pour gagner son pain quotidien, il lui fallait faire le fou. Et seul le fou médiéval ou dans les sociétés agraires et paysannes pouvait s'autoriser à dire des vérités aux citoyens devenus sujets du fait de leur lâcheté : Hommes, dit le maître, ce que vous devez arracher, c'est dans vos chefs la chefferie, dans vos prêtres la prêtrise, dans vos guerriers la violence et dans vos lois l'impératif. Mais quant aux hommes, qu'ils vivent ! Chacun d'eux n'a, comme vous et moi, qu'une vie à un seul exemplaire : il n'en paraîtra jamais une semblable dans les siècles des siècles. ( p.77) Le troisième tableau traitera précisément de la fête, c'est-à-dire le rituel et le circonstanciel de la joie vite devenue subversive et conduisant à la mort parce qu'elle perturbe l'ordre mortifère. Le troisième tableau, celui du dévoilement, de la révélation, de la confrontation aboutit enfin à la répression et au souvenir du plus grand des crimes commis depuis la naissance de l'humanité : celui prémédité de Socrate, l'accoucheur de vérité par l'ironie et la joie subversive. Avec le triomphe momentané de la violente usurpation, la discorde renaît et s'amplifie entre le conseil et les sujets sur un fond de rafistolage dans les rangs des élus du conseil et de réveil des opprimés qui redécouvrent leur « amesnaw », l'identifient, le plaignent mais ne peuvent ni ne font rien pour le défendre. Quant à lui, dans un ultime élan de professeur et de maître de vérité et de joie de vivre, il leur recommande avant d'être exécuté : « J'ai le geste entravé, leur cria-t-il, mais le verbe libre. Hommes, ne pleurez pas les musiques de vos bonheurs perdus, mais travaillez plutôt à les faire revenir : coupez les mains qui vous en coupent ! » (p.93). Le lien entre le tableau second et le troisième est établi de manière extrêmement sibylline. A la fin du second tableau le chef - anciennement le général - parlera des flûtes pour ordonner leur destruction totale car, soulignera-t-il, il faut briser avec les flûtes les « nostalgies démobilisatrices » - entendez - subversives (p. 83) Cet élément insolite, la flûte, apparaît dans le texte et recouvre une importance symbolique cardinale. Mouloud Mammeri fait ici une double allusion référentielle. La première à Mozart avec le mythe de la « flûte enchantée » ou la résurrection de l'univers mortifié par le dogmatisme et la médiocrité (la société enserrée). La seconde plus fabuliste réfère à la légende du flûtiste Hikmer le trouvère qui débarrassa Paris des rats qui y répandaient la peste noire à la fin du Moyen-âge. Le bourguemestre escroc ne lui ayant pas payé ses émoluments, Hikmer entraîna tous les cancres écervelés enfants parisiens se noyer dans la Seine comme les rats. La mort et la mortification hantèrent depuis les esprits aigrefins. * Mammeri Mouloud (1986) La Cité du soleil, éditions Laphomic, Alger, p. 61 - 94