«Sur le Rocher, on respire une atmosphère très particulière, tissée d'histoire et de destinée humaine, du fait qu'elles ont recueilli des vestiges de sept civilisations successives (berbère, phénicienne, romaine, byzantine, arabe, turque et française) dont, au cours des millénaires, les assises se sont superposées sur le large dos de cet illustre rocher. Sorte de géant Atlas tout courbé par l'âge, il exhibe fièrement ses mille cicatrices, témoins glorieux d'une histoire aussi longue que mouvementée.» Malek Haddad Jeudi 19 avril 2012, le pont de Sidi Rached a bouclé ses cent ans. Une date fortement symbolique passée sous silence, dans l'indifférence totale. Pourtant, l'ouvrage, une des icônes de la ville du Vieux Rocher, continue de faire de la résistance. Pour une ville construite sur un rocher, comme un nid d'aigle, perchée à plus de 600 m d'altitude, entourée d'un ravin profond unique au monde, ce pont est indispensable pour relier les deux rives séparées par le Rhumel. La construction d'un ouvrage aussi stratégique était considérée, à cette époque-là, comme une prouesse, voire un défi. Selon les archives de la direction des travaux publics de Constantine, le projet du pont Sidi Rached avait été confié, en 1907, à Georges Boisnier, spécialiste des grands ponts au monde. Cette audacieuse réalisation en pierre de taille, qui traverse les gorges du Rhumel, longue de 447 m, large de 12 m, s'élève à une hauteur de 102 m au-dessus de ce dernier (oued). Elle repose sur 27 arches dont 13 ont une ouverture de 8,80 m, une de 30 et la plus large de 70 m. Il est, lors de sa construction, le plus haut pont de pierre du monde. Certains spécialistes le considèrent comme un ouvrage spectaculaire. Il est une sorte de frère jumeau du pont Adolphe à Luxembourg. Il est érigé sur un remblai caractérisé par des glissements de terrain, plusieurs déplacements des fondations ont été enregistrés du côté est, juste au niveau des cinq arches, situées du côté de l'avenue des Frères Zaâmouche, à quelques pas de la voie ferrée. Des opérations de renforcement ont été engagées déjà dès 1922, dont la plus importante avait été réalisée en 1952. Après l'indépendance, des opérations similaires ont été menées, telle celle de 1979 où une arche métallique a été installée pour remplacer trois articulations de la voûte du côté de la gare. La dernière opération, dont les travaux ont été entamés l'année passée dans le but de sauvegarder ce monument historique de la ville, est en cours. Cent ans de bon voisinage Depuis un siècle, le pont de Sidi Rached, élégant et original, flirte avec Souika, la cité éternelle. Les deux sites sont comme deux êtres qui ne peuvent se séparer. Leur sort semble être scellé. Toute la vie dans la vieille ville s'anime sous les arcs de l'un et entre les murailles de l'autre. A Bab El Djabia, les maisons fraîchement rénovées côtoient les bâtisses délabrées, aux tuiles vieillies, envahies par les plantes.Des chats, aux regards perdus, prennent un bain de soleil sur des terrasses aux murs lézardés. Des plantes dans des bidons d'huile sont accrochées sur les poteaux, des grappes de piment rouge sèchent au soleil. Des antennes paraboliques poussent un peu partout pour capter des rêves venant de l'espace. Ici, des gens habitent même sous terre, dans des pièces humides. Au lieudit «Le Remblai», situé en contrebas du pont, des hommes viennent tous les jours installer des étals de fortune. L'on y vend de tout. Ils proposent des pièces de quincaillerie rouillées, des robinets cassés, des vêtements râpés, des souliers usés, des montres, des postes radio et bien d'autres objets hétéroclites. Sur les murs des piliers, la friperie côtoie les vêtements importés de Turquie. Sous l'arc, un minuscule café attire des clients de tous bords. On aime siroter un thé dans le brouhaha des vendeurs occasionnels. Des baraques font office de gargotes. Une placette a été improvisée en marché. Des gens passent le plus clair de leur journée à négocier le prix des objets pour moins de 400 DA. Le mausolée de Sidi Rached, qui occupe la partie inférieure du rocher, semble se renfermer dans le silence. Certains s'interrogent pourquoi le saint protecteur de la ville a choisi cet endroit pour se reposer dans la discrétion totale. Il devait être enterré plus haut, loin du vacarme de la ville. Une sécurité sur le roc A proximité de la rambarde située sur le côté nord du pont, le regard s'arrête sur la mosquée Sidi Afane, construite au XVIe siècle à la rue Benzagouta (ex-Morland), qui descend vers Kouchet Ezziat et passe à proximité de la maison de Daïkha Bent Mouni, la fille d'Ahmed Bey. Sur la partie inférieure, la broussaille envahit les décombres des maisons en ruine. De la laine posée sur un vieux tissu sèche au soleil. Les murs reçoivent les vieux tapis et le linge lavé le matin. Le Rhumel traverse tranquillement le ravin, sans faire trop de bruit en cette journée caniculaire de juillet. Même les pigeons ont fui le rocher. La basse Souika, sur le versant nord du pont, n'est qu'un lointain souvenir. Sur le côté sud de la vallée, des arbres solitaires et poussiéreux peuplent encore les quartiers de Djenane Tchina et de la rue de Roumanie. A Bardo, il ne reste qu'une mosquée et un décor fait de tours lugubres montées en flèches. Le huitième pont de la ville, appelé fièrement, peut-être pompeusement, le «Transrhumel», commence à sortir ses «pieds» creusés dans le lit de l'oued et sur ce qui reste d'un cimetière numide. Le Pont du diable ne se laisse pas impressionner par le bruit des torrents qui passent, comme le temps qui n'a rien changé des vestiges de la ville. Une ville qui fait aussi de la résistance comme pour défier audacieusement le temps. Malgré tout, l'antique Cirta demeure toujours belle et saisissante. Cette citadelle qui continue toujours à subjuguer aussi bien ses visiteurs que ses assaillants. Comme le dira un jour Malek Haddad : «Tout comme les escargots, ma ville a choisi la sécurité du roc. Les aigles aussi. Aussi les monuments. Par temps clair, çà et là, un minaret apporte son audace à l'audace des cimes et l'on peut voir celui de la mosquée de Sidi Rached se profiler sous la grande arche du pont comme un rayon céleste, une tour fragile qui soutiendrait pourtant d'autres fondations».