Akrib youssatha felana sidna guramtane. Anssoum arrouh enssalith» (le Ramadhan est proche. On jeûne et on prie). Une phrase qui revenait tel un leitmotiv dans la bouche des villageois à chaque approche du mois sacré. Aujourd'hui, les dernières citadelles de la mémoire phonétique amazighe des tribus du nord de la daïra d'Ouzera (Médéa) tombent, grignotées par l'âge vieillissant et le poids des années, les unes après les autres comme des pièces de dominos. Qui se souvient encore de âmmi Djerrah et de ses sobriquets ricaneurs qui mettent une ambiance bon enfant dans des tacots qui relient encore le village de Ben Haddou au chef-lieu de daïra d'Ouzera. On l'attaque de plein fouet par la satire locale : «âmmi Djerrah, tu dois payer ta place», et il rétorque de vive voix et en amazigh, s'il vous plaît : «Assous mken a tha aghioul. Oulach, oulach aiydhrimene. Assous mken a tha yagou» (taisez-vous espèce de mulet ou espèce de bœuf). Il faut dire que âmmi Djerrah n'énerve personne et ses paroles, quelquefois acides, sont toujours reçues de bon cœur. Ce vieux briscard, venu du fin fond de la montagne de l'Atlas blidéen, est mort dans l'indifférence totale des autorités locales il y a plus d'une année, alors qu'il représentait l'un des derniers détenteurs du parler berbère du nord de la commune d'Ouzera. Nous voulions interroger sa mémoire, le destin en a voulu autrement. Sur une population de plus de 12 000 habitants, ils ne sont que 5 ou 6 qui savent parler tamazight. Les autres détenteurs de ce patrimoine, plusieurs fois millénaire, étaient éparpillés là-haut sur la montagne avant qu'ils ne désertent définitivement leurs villages pour aller s'installer à Blida ou dans les communes de la wilaya de Médéa. D'autres vieux briscards, auxquels on a voulu rendre visite dans la commune d'El Hamdania, nous ont aussi récemment quittés. La réponse est tombée tel un couperet : «Moha Boualem et d'autres de la même humeur montagnarde nous ont quittés à jamais. Ellah yarhamhoum.» La direction de la culture de la wilaya de Médéa semble se soucier comme d'une guigne du patrimoine phonétique berbère des populations du nord de la wilaya de Médéa. Parler du couscous local, de la poterie qu'on n'expose rien que pour l'aspect lucratif déniant toute dimension culturelle locale, ou parler encore d'un habit de la région à l'occasion d'un événement qui ne passe qu'une seule fois par an, n'est pas suffisant. Il faut répertorier et inventorier dans les détails les plus infinitésimaux le substratum qui compose la linguistique du parler berbère local. A-t-on pensé à investir le terrain et rechercher les quelques derniers témoins du parler berbère dans ces montages, déjà désertées, et pourquoi ne pas les inviter à la radio locale de la wilaya de Médéa ou ailleurs dans un plateau pour les interroger sur leurs traditions, mariages, arts culinaires, tapisserie… ? Il faut également interroger la roche, les lieux, les ravins et les vallées des oueds. Ils vous diront long sur leur origine séculaire. Une toponymie révélatrice ! En témoigne : Tizi Ntaka, Tagrara, Kramm Akchich, Iboura, Talla Oufella, Ighzer Ouachene, Tiliouine… Des noms de lieux qui témoignent de l'origine amazighe des populations locales. «Rien n'est rien, mais tout est quelque chose.» Comme dirait un grand écrivain français, ces noms ont leur sémantique qui est maintenant partiellement connue par les populations autochtones qui tendent à disparaître. En déambulant dans les rues, ruelles et artères du centre-ville de Médéa, on rencontre de tout : des icônes d'une certaine dimension collées sur les murs des édifices publics représentant le patrimoine turc, andalou, la phase du colonialisme même, hélas, aucune allusion faite, côté officiel, à la dimension berbère, qui, faut-il le rappeler, a constitué de tout temps le substratum de la base ethnique sur fond duquel se sont pourtant enchevêtrés des cultures, des civilisations, des faciès, des hommes et des femmes très différents venus d'outre-mer ou des contrés les plus éloignés par la géographie et le relief. Pourtant, à quelques encablures seulement vers le sud du centre-ville de Médéa, se dressent encore quelques anciens vestiges témoignant encore d'une vieille civilisation berbère, plusieurs fois millénaires. La commune de Tizi El Mahdi et juste après se trouve la commune de Sidi El Mahdjoub où la grande tribu berbère des Senhadjas régnait de toute sa force et de son rayonnement sur toute la région. Leurs progénitures portent toujours et à nos jours le nom de Senhadji. Les jeunes et l'amnésie «identitaire» Un simple sondage dans la commune d'Ouzera ou celle encore d'El Hamdania parmi la population juvénile rend compte de l'ampleur de l'amnésie collective qui a frappé de son sceau obscur tout un pan de la génération de l'oubli. A la question suivante : «Est-ce que vous savez qu'au temps des bayleks turcs et jusqu'aux premières années de l'occupation française, la quasi-majorité de la population d'Ouzera parlait tamazight ? » Dans son fief, alors que la toponymie des lieux reste dans sa presque totalité inscrite dans le registre du parler berbère, les réponses des jeunes sont des plus paradoxales. «Non, on n'en a jamais entendu parler.» D'autres vous prennent à la dérision : «Ce n'est pas vrai, vous rigolez. On n'est pas en Kabylie !» Et pis encore, la négation de tout un pan de la culture locale se profile par la bouche indifférente ignorante d'une génération déracinée de son bercail. «Non, les populations locales n'ont jamais parlé tamazight.» Un peu plus au sud, dans la commune d'Ouled Brahim, bon nombre de vieux de cette commune continuent à ce jour de qualifier les habitants d'Ouzera de Kabyles, alors que si vous leur demandez quelques explications éclaircissantes, ils ne vous en diront pas plus. «C'est comme ça, on détient cela de nos aïeux, ni plus ni moins.» Ils vous montrent même du doigt, pointant vers la direction du nord l'imposant massif des Beni Messaoud qui se relie un peu plus loin à El Kalaâ des Beni Misra allant plus loin se raccorder aux monts des Beni Amrane dans la Basse Kabylie. Des sentiers de chèvres s'interconnectent dans une infinie arborescence par lesquelles les hommes pieux de la Kabylie et les marabouts de la région de l'Atlas du Nord de Médéa (sud de Blida) échangeaient des visites annuelles de courtoisie. Des spéculations agricoles, telles que le miel, les figues sèches (thazarth) ou encore de l'huile d'olive et du couscous, étaient échangées contre des habits traditionnels confectionnés dans les deux régions témoignant de la grande solidarité entre ces communautés villageoises. La mémoire se perd au tic-tac de la fuite inéluctable, des jours, des semaines et des années. Faut-il sauver la face alors qu'il est encore temps et que quelques vieux qui, pour la plupart, ont déménagé vers des communes situées dans la wilaya de Médéa ou encore vers Blida en raison de la situation sécuritaire qui a prévalu dans les années 1990. Ils continuent de parler de tamazight de la région. Ils gardent intacts le vocabulaire, l'accent et les tournures. Les proverbes sont à foison et la tradition est encore multicolore dans ses manifestations. Quand la relève n'est pas assurée Hélas, cette réalité aux multiples facettes n'est que vieillissante et surannée, tant elle ne se profile que sur des physionomies déjà très alourdies par le poids des années. Les jeunes, et ce n'est pas de leur faute, n'ont aucun lien identitaire qui leur rappelle le fil d'Ariane les reconduisant jusqu'à l'essence de leur origine. «La quasi-majorité de ceux qui sont nés dans les années 1960 et 1970 ne parlent plus le berbère, alors que les vieux qui ont quitté les zones rurales au lendemain de l'indépendance le parlent d'une manière un peu tordue. D'autres comprennent le berbère mais ne savent pas pour autant vous répondre», explique un commerçant, la cinquantaine bien entamée, rencontré au marché des fruits et légumes de Aïn Dhab (centre-ville de Médéa). En quittant les zones rurales, ces familles berbères, en quête des commodités qu'offrent les villes limitrophes, ont même délaissé leurs traditions culinaires, tapisserie, mariages… «On se rappelle, il n'y a pas si longtemps, presque tous les plats, notamment durant le Ramadhan, se confectionnaient à l'huile d'olive, alors que maintenant, c'est l'huile sans goût qui a pris le dessus. Idem pour les potions magiques à base de fleurs médicinales, les rites du mariage et le tizri (la dot que ramenait le fiancé à sa dulcinée à l'occasion d'une fête religieuse ou traditionnelle telle que Yennayer) sont en voie de disparition», se désole un vieux montagnard de la région des Beni Messaoud, rencontré à Blida à plus de 50 km de son village natal situé sur l'adret du Parc national de Chréa.