Tu cherches des jeunes chômeurs à cette heure-ci ? », lance un serveur de café, la trentaine, non loin du cercle du CRB à Belcourt, Alger-Centre. « Et les gars qui triment quinze heures par jour pour huit mille dinars par mois ? ça ne t'intéresse pas ? Je vis pas le chômage, c'est vrai. Moi, je vis l'esclavage », ajoute le serveur qui s'en va servir des cafés serrés à deux vieux lisant ensemble un journal. 8000 dinars, c'est exactement le salaire dont aurait bénéficié mensuellement 46 000 jeunes diplômés universitaires et techniciens supérieurs dans le cadre du préemploi il y a deux ans. Il est presque midi, et selon le serveur, les « choumara » ne se lèvent que tardivement. « Sinon vois avec celui-là, Abdeljalil », dit-il en montrant du doigt un jeune en jean et tee-shirt orange frappé d'un grand D. « J'ai quitté l'école parce que je voulais me lancer dans le commerce. A quoi bon avoir un diplôme et chercher un travail alors qu'il suffit de dresser une table et de vendre n'importe quoi », dit Abdelajalil, 26 ans, qui assure qu'il s'est réveillé tôt pour aller à la prière de l'aube. Natif de Belcourt et habitant chez ses parents sur les hauteurs de Lâaqiba, Abdeljalil a commencé sa carrière de vendeur sur le boulevard Belouizdad : cigarettes, puis accessoires de téléphones portables, ensuite des sous-vêtements... « Il n'y a pas de travail honteux, mais je ne veux pas faire n'importe quoi, même si je n'ai aucun diplôme », nuance-t-il. Mais il a raccroché depuis six mois : « J'en avais assez des policiers qui me harcelaient. Pourquoi le font-ils avec certains et pas avec d'autres. Bezzef ! ». Et maintenant ? « Je bricole, demain je ramène avec un ami des cartons de chocolat que lui a promis un gars du port pour les refiler à des épiciers du quartier, sinon, je traîne », répond Abdeljalil qui dit vivre de la générosité du porte-monnaie familial. « Mon père, chauffeur de bus à la RSTA (ancienne appellation de l'Etusa), refuse de me donner de l'argent pour mes cigarettes et mon café. Heureusement que ma mère a de la compassion pour moi », dit-il. A-t-il une fiancée ? Des projets d'avenir ? Veut-il avoir des enfants ? « Tout est écrit, le mektoub et la volonté de Dieu. Pour l'instant, quelle famille donnera sa fille à un gars qui ne sait pas combien il a en poche le soir tombé », lâche Abdeljalil sans pour autant afficher un quelconque découragement. « Au pire, je me ferai passer pour un repenti pour percevoir une pension », conclut-il. Nous passons à un autre fragment de la ville : Bab El Oued semble vivre le début d'après-midi ensoleillée avec un bouleversant optimisme. Comme Belcourt, c'est un quartier populaire, mais surtout un quartier dynamique. Amine, 34 ans, ne veut pas parler de son chômage à lui. Il est ingénieur en travaux publics et cherche du travail depuis sept mois. « Moi ce n'est pas grave, je suis jeune, instruit, si je ne trouve pas de job aujourd'hui, j'en trouverai demain. Mais je voudrais que tu parles de mon père, qui n'a pas encore l'âge de la retraite et se retrouve sans boulot parce que le gouvernement décide comme ça de dissoudre l'entreprise où il travaillait. C'est scandaleux ! Qu'est-ce qu'ils veulent ? Affamer le peuple ? Nous faire sortir dans la rue et nous canarder après ? Qu'ils nous affrètent des navires-cargos pour nous déplacer ailleurs ou qu'ils nous abandonnent dans le désert ! », lâche-t-il presque en un seul souffle suivi par des « il a raison » répétés par les trois jeunes du quartier installés dans ce square près de la rue Kouache. L'un d'eux, Mehdi, 32 ans, diplômé en sciences politiques a trouvé un emploi dans un des services d'une mairie de la capitale comme agent administratif : « J'ai eu de la chance, je connais quelqu'un qui en connaît un autre qui est le cousin d'un élu. » Le troisième, le plus jeune que ses amis appellent « limigri », à cause de son béret éternellement vissé sur sa tête de premier de la classe, fréquente un centre de formation professionnelle à El Harrach. Il veut devenir électronicien. « Le pire, ce ne sont pas les chômeurs hommes, mais plutôt les femmes. Car sans études ou travail, c'est la maison ou le mariage. Aucun plan de débrouille, elles ne peuvent rien « naviguer »...Quand je les vois au centre, je me dis, celles-là, elles ont déjà de la chance de sortir avant le black-out », observe Limigri qui offre une cigarette à Amine pour calmer sa colère.