Odeur de soufre, volutes de fumée, terres brûlées et arbres calcinés à perte de vue. La commune d'Ouled Moumen, à une soixantaine de kilomètres de Souk Ahras, est victime des feux de forêt. Les premiers touchés sont les arboriculteurs. Ali et Tahar se connaissent depuis des dizaines d'années. Ils ont passé leur service militaire ensemble et partagent une passion commune pour le travail de la terre. Aujourd'hui, ils sont confrontés à la même tragédie. L'un a essuyé de lourdes pertes, l'autre a tout perdu lors d'un incendie d'une ampleur exceptionnelle qui a ravagé la petite commune d'Ouled Moumen, à quelques encablures de la frontière avec la Tunisie. Ali en a gros sur le cœur. Il estime que l'on n'est pas intervenu assez vite sur ses terres malgré ses supplications. «Lorsqu'on est venu, tout était déjà parti en fumée, je leur ai dit que ça ne servait plus à rien», se plaint-il. Impuissant, il a vu le fruit de dizaines d'années de travail partir en fumée. Il tient à montrer les carcasses de sa soixantaine de ruches, encore à leur place. Ça lui rapporte dans les 200 000 DA par an. Cependant, ce qui le chagrine, c'est la mort de ses abeilles. Mais ce n'est pas tout. Pêchers, abricotiers, poiriers, pommiers et oliviers font partie des dégâts. Quelque 300 arbres en tout. «Il faut compter 4 ou 5 ans par arbre avant qu'il ne devienne productif. Cela va demander beaucoup de temps et d'argent. Sans parler des ruches pleines qui sont très chères sur le marché», s'inquiète-t-il. Aujourd'hui, la benjamine des huit enfants d'Ali remue les cendres en courant entre des arbres calcinés, inconsciente des temps durs qui vont accabler sa famille. Ancêtres La petite route étroite qui mène vers les terres d'Ali serpente entre les arbres et serait impraticable sans le puissant véhicule utilitaire de l'agriculteur. Sur le chemin, il se montre taciturne, concentré et inébranlable, alors que son voisin Tahar fulmine encore contre des secours arrivés trop tard. Derrière d'imposantes montagnes verdoyantes, Tahar indique la Tunisie. «Ces routes ont été parcourues par les combattants du FLN pendant la guerre de Libération pour acheminer des armes depuis la Tunisie. Si vous saviez combien de martyrs sont enterrés ici», lâche-t-il. Aux alentours, des terres calcinées, grisâtres fument encore. Ce sont les terres de Tahar. Il vit ici avec son frère tandis que son épouse et ses sept enfants vivent plus loin, à Haddad, avec leurs grands-parents. Le véhicule s'arrête à quelques mètres des ruines d'une petite construction modeste dont il ne reste que quelques dizaines de centimètres de murs. «C'est ici que je stockais environ 4 quintaux d'orge et le blé récoltés juste avant le Ramadhan», explique-t-il. Il n'en reste que des graines noirâtres. Ces 40 hectares sont le legs de ses ancêtres dont ils sont propriétaires depuis l'époque coloniale. Tahar montre du doigt une étendue d'arbres calcinés : «Ces oliviers ont été plantés par mon père. J'ai pris soin des arbres que j'ai moi-même plantés pendant près 15 ans avant qu'ils ne deviennent productifs», poursuit-il. A quelques dizaines de mètres en contrebas, on devine les ruines d'une petite habitation. «Voici ma maison», s'exclame Tahar. Les restes calcinés d'un réfrigérateur à gaz, d'un petit four et de vaisselle sont étalés sur le sol. L'agriculteur n'a jamais été raccordé au réseau électrique, il utilisait un groupe à essence. Une petite source l'alimente en eau. «Je la partage avec les sangliers», dit-il. «Je n'ai rien pu sauver à part mon bétail», dit-il avec une pointe d'amertume. Arbres fruitiers et oliviers par centaines, ruches pleines, les récoltes de la saison, tout a été happé par le feu. A quelques mètres de là émane une odeur nauséabonde, le cadavre de sa chienne qui a péri par le feu. «Pendant 48 heures, nous avons surveillé la progression du feu avec mon frère et à l'aide de seaux d'eau, nous avons commencé à l'éteindre. Nous avons appelé la Protection civile, mais personne n'est venu», explique-t-il. Lorsqu'il s'est dangereusement approché de sa propriété et que les pertes ont commencé à s'alourdir, il est allé lui-même chercher des éléments de la Protection civile jusqu'à chez lui avec sa voiture. La protection des forêts suivra un peu plus tard, mais après plusieurs jours de lutte contre le feu, il est trop tard, des dizaines d'années de dur labeur sont partis en fumée. Les récoltes de Tahar sont modestes et destinées à l'autoconsommation et ses moyens de production sont très primaires. «Nous faisons tout à la main, nous n'avons pas de grands moyens», précise-t-il. Incertitude Que des éleveurs de bétail soient responsables de certains départs de feux de forêt, cela semble inconcevable pour Ali. «Seul un ignorant est capable de ce genre de choses, car l'impact est négatif et dessert l'agriculteur», s'étonne-t-il. «Il est par contre possible que certains allument des feux pour éloigner les sangliers», indique-t-il. Ni Ali ni Tahar n'ont jamais assisté à des séances de prévention et de sensibilisation. Pourquoi n'ont-ils pas fait de tranchées autour de leurs terres ? Ça fait rire Tahar. Il montre du doigt le flanc d'une montagne : «Ces tranchées ont été faites par les Français. Voyez comme c'est grand. Une soixantaine de mètres de largeur sur plusieurs kilomètres de longueur. On ne peut pas faire ça nous-mêmes.» «Nous arrivons à peine à nous nourrir», renchérit Ali. Travail difficile, conditions précaires et bien peu de rendement au final. Travailler la terre est une entreprise ingrate, mais Ali et Tahar n'abandonneraient leurs terres pour rien au monde. Pour s'en convaincre, il suffit de voir la gravité du regard qu'ils jettent sur les étendues calcinées et mesurer le ton que prend la voix de Tahar quand il dit : «C'est ma terre !» «C'est nos origines et notre avenir», poursuit Ali. Un avenir incertain. Aujourd'hui, ils espèrent des aides précieuses de l'Etat, sans quoi il leur serait difficile de se relever de cette épreuve. «Si j'obtiens des aides, je ferai de gros efforts pour rattraper tout ça avec autant de passion, sinon ce sera impossible et on finira par déserter les lieux», explique Tahar.