A l'occasion de la parution de Les Cinémas d'Afrique des années 2000 : perspectives critiques (L'Harmattan), entretien avec Olivier Barlet, directeur des publications d'Africultures et critique de cinéma spécialisé dans les cinémas d'Afrique. D'emblée, vous installez plusieurs territoires géographiques en intitulant votre livre : "Les Cinémas d'Afrique" et non ce qu'on a coutume d'entendre ici et là, Le Cinéma africain. Oui, j'avais déjà intitulé mon premier ouvrage il y a quinze ans : « Les Cinémas d'Afrique noire : le regard en question », également paru à L'Harmattan dans la collection Images plurielles que j'avais créé à cette époque. J'avais insisté sur la pluralité des cultures africaines et la nécessité de ne pas enfermer les cinémas d'Afrique dans un genre. C'était relativement nouveau à l'époque et cela a fait école depuis, même si l'expression perdure parce que beaucoup continuent de considérer l'Afrique comme un pays ! On parle de cinéma japonais, de cinéma français ou de cinéma algérien : il y existe des cinématographies nationales caractérisables malgré leur diversité. Cela n'a pas de sens pour le continent africain. Même si mon approche est territoriale, les frontières sont larges, inclues la diaspora, les films ayant l'Afrique pour thème jusqu'à Hollywood. Cet ouvrage balaie volontiers les enfermements identitaires car une de ses thèses est justement de montrer que dans les années 2000, les cinémas d'Afrique évoluent vers un entre-deux culturel et un positionnement non pas identitaire ou territorial mais refusant la marginalité où l'on confine l'Afrique et envisageant non seulement l'homme africain mais l'homme dans son ensemble.
Pouvons-nous, cinquante ans d'indépendance africaine plus tard, à l'instar du réalisateur tchadien Mahamat Saleh Haroun, affirmer que « L'Afrique n'a pas su former des techniciens du cinéma et avoir une industrie cinématographique »? Une industrie du cinéma implique toute la chaîne : création, production, tournage, post-production, distribution, exploitation et diffusions complémentaires. Ce sont des métiers. Dans bon nombre de pays africains, ces métiers ne sont ni enseignés ni même présents. A qui la cause ? Aux déficiences des politiques culturelles, certes, la culture n'ayant que bien rarement été organisée et soutenue par les Etats soumis à de multiples urgences. On commence seulement aujourd'hui à la considérer comme vecteur de développement, avec un secteur potentiellement créateur d'emplois et de produits exportables. Mais au-delà du commerce, la culture engage aussi le débat public, l'émancipation, la participation de tous au devenir de la Cité. Ce ne fut donc pas la priorité. Du côté extérieur, mon ouvrage montre aussi qu'en ne privilégiant que l'aide à la réalisation et en liant les aides à des dépenses en France, la coopération française n'a pas structuré le milieu professionnel en Afrique. Il était intéressant de revenir sur les raisons de cette aide et son idéologie, ainsi que ses évolutions pour montrer qu'elle avait ses logiques propres qui servaient aussi les intérêts de la France au niveau international tout en participant de réels échanges culturels.
Dans votre livre, l'histoire coloniale, selon vous, a généré différentes idéologies qui se sont installées mordicus dans les pensées des pays fraîchement indépendants. Certains, finalement, utilisèrent le cinéma comme outil néo colonialiste, ce qui provoqua une narration moraliste dans les films. Ce livre, qui se présente comme une somme, une synthèse abordant tous les sujets, est très lié au travail de la revue Africultures à laquelle je participe : de nombreux renvois vers les articles du site africultures.com permettent d'aller plus loin. Une partie est en effet consacrée à la persistance des représentations imaginaires issues de la colonisation, celles-là même qui fondent les préjugés et les discriminations racistes, et marquent les représentations de l'Africain et de l'immigré. Un travail est encore loin d'être abouti en France, celui d'intégrer au récit national français, c'est-à-dire à la compréhension que l'on a de sa propre Histoire, les apports de ses ressortissants issus de son ancien Empire : tirailleurs, travailleurs migrants, artistes, etc. Les débats sur l'identité nationale sous l'ère Sarkozy montraient la frilosité française à se reconnaître plurielle et la bêtise de renoncer ainsi à la richesse de tous ces apports. Il arrive que des films historiques reprennent à leur compte les ambiguïtés coloniales et c'est le rôle du regard critique de déceler ces dérives. Mais si j'ai abordé la continuité avec la vision coloniale, c'est à partir du film que l'on considère comme le premier réalisé par des Noirs africains, Afrique sur Seine, réalisé par un groupe mené par Paulin Soumanou Vieyra. Ce film me semble typique du positionnement de l'époque : intégration de Paris comme centre civilisationnel, recherche d'une reconnaissance, possible métissage, en somme sosrtir de la marginalité et être considéré comme des égaux. En parlant de moralisme, je suppose que vous faites référence aux intentions pédagogiques de certains films : faire évoluer les traditions obsolètes pour œuvrer à une société de progrès. Il s'agissait effectivement de s'émanciper de la fixation coloniale pour construire une nouvelle Afrique. On voit dès lors apparaître des figures de héros emblématiques, ce que les films des années 2000 ont pour la plupart délaissé au profit d'un cinéma privilégiant l'incertitude et laissant ainsi le spectateur décider des voies à suivre.
Peut-on dire que le cinéma des pays anglophones (colonisés par l'Angleterre), francophones et de ceux qui furent dominés par les portugais, soulève une approche différente? Les aides à la production n'ayant concerné historiquement que les films francophones, les autres pays n'ont vu émerger que de rares auteurs, les tendances globales restant les mêmes. Depuis 1992 est apparu au Nigeria un phénomène de grande production de longs métrages populaires en vidéo appelé Nollywood, qui essaime dans toute l'Afrique. Réalisés avec de faibles budgets, ces films ne nécessitent pas d'aide extérieure. Ils sont par contre en général d'une grande médiocrité mais trouvent leur public en retravaillant les espoirs et angoisses de leurs sociétés. Je reste critique dans ce livre des conséquences sociales de films qui cultivent des scénarios accrocheurs pour se vendre, multipliant de dangereux clichés et une violence sans remise en cause.
Le travail effectué par les penseurs de cette période historique, mais aussi les poètes et sociologues, a-t-il été utilisé dans le mode de fabrication des films post-coloniaux et plus récemment dans les œuvres de ces dix dernières années? S'il est clair que l'on retrouve au cinéma les schémas de pensée de son temps, le peu de correspondances entre les films et les autres sphères artistiques est flagrant. Nombre d'auteurs et universitaires le soulignent, dans toutes les sphères linguistiques. On trouve ainsi bien peu d'adaptations littéraires. La coupure est très nette au Nigeria, qui regorge de grands auteurs en littérature. Les choses sont en train de changer, les cinéastes les plus marquants recherchant davantage de collaborations pour donner poids à leurs œuvres, mais cela pêche encore dans les compétences scénaristiques. Il y a par contre souvent dans les films des années 2000 une poétique de l'incertitude qui ouvre à un nouveau rapport au réel et engage à construire du rêve et de l'utopie. « Ceux qui peuvent encore rêver ne dorment plus », dit le vidéaste marocain Mounir Fatmi.
Est-ce qu'au milieu de l'année 2012, il est toujours plus important de redéfinir le cinéma comme une nécessité, et dont vous avez fait tout un sous-chapitre? Le cinéma est nécessaire quand il est un des derniers lieux où la parole est donnée au spectateur pour lui permettre de penser sa vie et de participer au changement social. Cela passe par une esthétique ouverte, qui manie le doute et l'imprévisible pour le laisser libre de ses choix. Cela caractérise les films les plus marquants des années 2000. On sort d'une logique de marché pour privilégier une énergie démocratique.
Le cinéma prend-il position sur les migrations qui saignent le continent depuis 50 ans ? La question des harragas déchire ces cinématographies de la conscience, au point que j'ai fait de ce désarroi le début de mon livre. Cependant, si les films sont nombreux à prendre ce sujet à bras-le-corps, peu l'abordent sous l'angle imaginaire, qui me semble essentiel pour comprendre cet exode, plus qu'un eldorado dont chacun sait maintenant que c'est une illusion : se sentir enfermé dans son pays alors que tous les dictons affirment que les voyages forment la jeunesse conduit à la folie. Il y a certes l'incapacité des pays à fixer leur jeunesse en lui donnant espoir, mais il y a aussi la passion du voyage, de l'ailleurs, de la rencontre de l'Autre et de l'appartenance au monde. Ne pas y avoir accès est anxiogène et pousse à la virilité du risque extrême.
Toujours en 2012, et en lisant votre travail, on sent que les perspectives économiques, peuvent générer de "jeunes" pistes pour des cinémas d'Afrique plus novateurs? Les temps sont durs mais une sorte de communauté se forge à travers le monde, passionnée par les œuvres des auteurs qui émergent ou s'affirment un peu partout. L'internet ouvre dès lors un marché mondial à ces films qui sinon se trouvent marginalisés chez eux. En outre, les festivals et certaines salles deviennent des lieux vivants où l'on débat et fait la fête ensemble. Il y a là une perspective de diffusion dynamique même si ce ne sont maintenant que dans des niches qu'on peut partager le plaisir de voir ces films.
Vous soulevez aussi un problème que vous connaissez parfaitement, le rôle de la critique, qui sans doute, n'a pas su dans sa globalité, accompagner ces cinémas. Les conditions objectives d'une pensée critique ne sont en général pas réunies en Afrique, que ce soit dans les médias ou de par la quasi absence de revues de cinéma. Le développement de la toute nouvelle Fédération africaine de la critique cinématographique, créée en 2004 à Tunis et qui vient enfin d'avoir son accord de siège à Dakar, est donc forcément chaotique. Mais son site internet, africine.org, témoigne d'un beau dynamisme d'écriture. On ne voit cependant que très peu de livres publiés sur ces cinématographies, si bien que mes livres s'imposent comme des références alors qu'ils devraient au contraire être concurrencés par des écrits poussant le débat et critiquant mes approches. Si j'ai pris la critique comme thème fédérateur de mon dernier ouvrage, c'est justement parce qu'il me semble vital aujourd'hui qu'une pensée se développe sur le cinéma, qui accompagne les réalisateurs dans leur travail et aiguise le sens critique des spectateurs dans un constant dialogue.