Désintérêt pour les investissements, erreurs tactiques sur certains dossiers politiques, abandon de la coopération… En cinquante ans, l'Algérie s'est détournée de l'Afrique et a dilapidé le capital prestige qui l'auréolait après la Révolution. A tel point qu'aujourd'hui, il faudrait voir un lien entre cette absence de politique africaine et le chaos qui règne au Sahel. -Abdelkader El Mali. Lourde responsabilité pour un chef d'Etat que de porter un tel surnom en ce moment. Sauf peut-être pour Abdelaziz Bouteflika, considéré à Gao comme un héros. Héritier d'une révolution flamboyante, d'une vision africaine volontariste, d'une prestigieuse diplomatie, le président algérien a su transcender la réalité en mythe. Qu'importe qu'il n'ait jamais mis les pieds en Afrique subsaharienne dans le cadre d'une visite bilatérale. Que son passé de moudjahid ne soit pas aussi clair que la légende(1). Que ses plus coriaces détracteurs attribuent le chaos dans lequel s'enfonce le Mali à la politique qu'il mène depuis treize ans. «Le parcours du président Bouteflika est jalonné d'actions et de positions d'avant-garde au service de l'Afrique», le défend Noureddine Djoudi, ex-ambassadeur d'Algérie en Afrique du Sud. «Au plan international, il a construit l'image d'un homme pour lequel l'Afrique constituait la priorité des priorités. J'ai le sentiment qu'il a toujours considéré que notre propre lutte armée pour l'indépendance nationale était indissociable de la lutte de tous les Africains pour la liberté et la dignité. Il est lié en quelque sorte par une espèce de cordon ombilical à l'Afrique.» Pourtant, pendant les années où l'Algérie siégeait au comité directeur des Conférences des peuples africains, elle imposait à l'Organisation de l'unité africaine (OUA) l'intangibilité des frontières héritées de la colonisation comme gage de stabilité et chassait la délégation sud-africaine de l'Assemblée générale des Nations unies, ces années-là semblent bien lointaines. Vanité des hommes «Il fut un temps où pas une mouche ne volait en Afrique sans volonté algérienne, se souvient mi-nostalgique, mi-agacé Ahmed Adimi, ancien officier et enseignant en sciences politiques. Aujourd'hui, l'Algérie est complètement absente du continent, et nos frontières sont de véritables passoires.» Mourad Goumiri, président de l'Association des universitaires algériens pour la promotion des études de sécurité nationale, estime : «L'Algérie a très mal vendu sa politique étrangère en Afrique d'une manière générale et au Mali en particulier. Le romantisme politique et diplomatique, dont elle s'est nourrie, n'a pas tenu la route face au réalisme doublé du pragmatisme des autres nations qui ont été plus incisives.» Comment le capital de cette toute jeune mais déjà incontournable Algérie indépendante, modèle pour tant de pays du continent, a-t-il été dilapidé ? «C'est le prestige de la guerre de Libération qui a porté la voix de l'Algérie. Et non l'inverse, comme ce que la vanité des hommes a pu faire croire, souligne Abdelaziz Rahabi, porte-parole des Affaires étrangères en 1989, est conseiller aux Affaires africaines de Sid Ahmed Ghozali en 1990. Nous n'avons pas su nous reproduire sur un certain nombre de dossiers. Nous sommes restés attachés au discours anticolonialiste et nous avons manqué d'ambition.» Toute l'Afrique était pourtant aux côtés de l'Algérie, comme en témoignent tous les soutiens qu'elle a reçus sur la question sahraouie. Ou le rôle de porte-parole des revendications communes que tout un continent lui a attribué. Pour le général-major à la retraite Abdelaziz Medjahed, le déclin de la politique africaine de l'Algérie s'est accentué après la disparition de Houari Boumediène. Transsaharienne «Ce dernier avait une vision, une stratégie : le projet de la transsaharienne, l'impulsion des foires régionales comme le Mouggar à Tindouf pour la région Sud-Ouest, l'Assihar à Tamanrasset pour tous les pays subsahéliens, pensés comme véritables carrefours économiques et d'échange.» L'effondrement de l'économie à partir de 1985 puis la décennie noire, qui ont plongé l'Algérie dans une période de repli de plus de vingt ans, n'ont rien arrangé. «Notre stratégie africaine étant construite sur une politique distributive d'une partie de la rente, elle s'est effondrée en même temps que cette dernière s'épuisait», rappelle Mourad Goumiri. Mais pour Ahmed Adimi, l'Algérie a raté le virage des années 2000, avec le retour de la stabilité et des ressources financières. «Nous aurions pu jouer un rôle en aidant la Libye, la Mauritanie, le Mali, pays peu peuplés, dans leur développement, regrette-t-il. Et asseoir ainsi notre position.» Présente en situation de crise – en mobilisant les Nations unies et ses propres moyens pour venir en aide à la population malienne victime des grandes sécheresses des années 1980, par exemple – l'Algérie aurait pu faire fructifier ses réseaux africains en investissant quand elle en avait les moyens. «Mais elle ne l'a pas fait, se désole Abdelaziz Rahabi. Au lieu de donner des licences de téléphonie mobile à des opérateurs de seconde zone, il fallait s'associer à un grand groupe mondial et investir en Afrique, comme l'a fait le Maroc avec Vivendi et le Crédit Agricole. A l'exception de Sonatrach, nous n'avons aucune entreprise aux ambitions africaines.» La coopération, autrefois foisonnante, s'est délitée au fil des ans. «Les milliers de cadres civils et militaires formés en Algérie se sont évaporés dans la nature, et avec eux d'incroyables réseaux sur tout le continent», regrette Abdelaziz Medjahed. Aujourd'hui, la jeunesse africaine préfère le Maroc où, à Casablanca, un hub a été créé en partenariat avec une école de management française. «La coopération économique constitue un axe essentiel de la politique africaine de notre pays», assure de son côté Noureddine Djoudi, en rappelant les accords bilatéraux et l'initiative du Nepad. Courants d'affaires «L'Union africaine a reconnu que l'Algérie a beaucoup fait pour que ce mur de la maison commune soit reconstruit. Quand bien même la diversité des systèmes économiques, la faiblesse de la communication entre Etats de langues différentes et la persistance de la volonté de certaines grandes puissances de maintenir leur mainmise sur les ressources du continent constituent des obstacles de taille, l'Algérie continue à penser qu'avec le temps, la volonté — et une bonne dose de patience — la coopération économique ne peut que s'imposer comme passage obligé pour le développement économique.» Mourad Goumiri ne nie pas qu'à un certain moment, «tous les chefs d'Etat africains quittaient l'Algérie avec un chèque plus ou moins substantiel en poche en fonction des relations qui existaient entre les deux pays», mais il s'interroge sur ce que sont devenus ces courants d'affaires. «Aujourd'hui, il n'existe aucun fonds de commerce algérien à Bamako (ni ailleurs en Afrique), mais on trouve tous les produits algériens, y compris ceux importés et subventionnés par notre pays, sur tous les étals». Le bilan politique n'est pas meilleur. «L'engagement africain du nationalisme algérien est bien antérieur à notre accession à l'indépendance, assure au contraire Noureddine Djoudi. Ce n'est pas un hasard si la reine Ranavalo de Madagascar et le roi Béanzin du Bénin ont été exilés à Alger et Blida, et que des nationalistes algériens sont morts exilés à Tamatave !» Parution du Soudan Dans les faits, du réseau tissé par le FLN en Afrique, œuvre de l'intense activité du parti et du GPRA sur le continent avant 1960, il reste surtout de bons souvenirs, comme celui du jeune Mandela encore inconnu, formé par l'ALN aux frontières marocaines. «Bouteflika n'a jamais mis les pieds chez nos voisins du Sud, sauf pour quelques sommets de l'OUA, note un proche de la présidence (Chadli Bendjedid a fait plus de trente visites, ndlr). Dès qu'il est arrivé au pouvoir, il a préféré développer ses relations avec les pays du nord de la Méditerranée. L'Afrique ne l'a jamais intéressé.» Le plus cuisant échec ? Difficile de choisir entre le Nepad (Nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique) et la partition du Soudan, ironisent les anciens du circuit. «Nous sommes partis nous embourber dans ce Nepad, une sorte de Club Med pour la diplomatie africaine qui, certes, a garanti un strapontin pour l'Algérie au G8, mais qui a tué nos relations bilatérales. Or, une diplomatie se mesure à la densité de ses relations bilatérales. Dès la première crise au Mali, on s'est bien rendu compte que le Nepad n'avait servi à rien», souligne Abdelaziz Rahabi. Quant au Soudan, ceux qui ont travaillé sur les dossiers africains ne comprennent pas pourquoi l'Algérie a tant voulu s'impliquer dans une cause perdue d'avance, «la partition étant inévitable». Israéliens Ahmed Adimi poursuit : «Notre absence, préoccupés que nous étions à vendre l'image d'un pays stable au Nord, a permis à d'autres d'être présents : les Israéliens, les Marocains, les Américains et les Français. Et nous avons oublié que nous étions en danger du côté de nos frontières sud, qui demandent aujourd'hui des milliers de soldats et de gendarmes pour essayer, a minima, de maîtriser la situation.» Dans ce contexte, il est difficile de parler de «politique africaine». «En mars dernier, le Président a annulé pour presque 1,5 milliard de dollars de dettes à plusieurs pays africains dont le Mali, la Mauritanie, Madagascar..., rappelle Abdelaziz Rahabi. Sans contrepartie ! Sans discuter d'une forme de conversion de cette dette ! On ne mène pas une politique africaine comme ça !» Une stratégie que Mourad Goumiri surnomme «la politique de la carotte». «Elle consiste à acheter les positions des uns et des autres en distribuant à tour de bras de l'argent dont on est même pas sûr de la destination finale.» Le constat est encore plus cruel quand on regarde du côté marocain. «Le Maroc, qui n'avait aucun réseau en Afrique, qui a quitté l'OUA en 1984 et qui est loin de posséder autant de ressources que nous, est aujourd'hui plus présent en Afrique !, constate un proche de la Présidence. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à regarder le réseau de la Royal Air Maroc : il couvre tout le continent ! Ou encore le réseau d'influence tissé en Afrique de l'Ouest grâce à la Tidjania qui demeure pourtant une confrérie enracinée en Algérie.» Sahélistan Mourad Goumiri confirme : «Le Maroc a su très vite, compte tenu de la faiblesse de ses moyens, se mettre à la disposition d'un dispositif plus large et sous l'autorité des puissances qui comptent dans la région (la France), dans le monde (les Etats-Unis) et dans l'aire géopolitique arabo-musulmane (les pays du Golfe, à leur tête l'Arabie Saoudite). Notre pays a choisi, quant à lui, de rester ‘‘neutre et autonome'' dans un monde bipolaire et de rejoindre les rangs des ‘‘pays non alignés'', ce qui est une vue de l'esprit en termes de géopolitique. Le résultat concret, constaté aujourd'hui, c'est la présence effective du Maroc, en particulier en Afrique de l'Ouest.» Autre conséquence dramatique de cette absence de stratégie : la création d'un Sahélistan accoudé à plus de 2000 km de nos frontières sud, sous le regard presque impuissant d'Alger. Désillusionné, un expert militaire résume : «Une Algérie puissante en Afrique n'aurait jamais eu de diplomates kidnappés au Mali.»
Note : (1) La version officielle raconte qu'en 1960, Abdelaziz Bouteflika, alors commandant, fut affecté aux frontières méridionales du pays pour commander le «front du Mali» dont la création entrait dans le cadre des mesures visant à faire échec aux entreprises de division du pays de la part de la puissance coloniale. Mais d'après des témoins de l'époque, il aurait été envoyé par Boumediène surveiller les dissidents impliqués dans le procès des cadres de la Wilaya I.