Jean Stern, ancien journaliste à Libération puis à La Tribune, est directeur pédagogique de l'Ecole des métiers de l'information (EMI-CFD. Il est l'auteur d'un ouvrage intitulé Les patrons de la presse, tous mauvais». - Pourquoi la presse va-t-elle si mal en Europe?
Il faut distinguer la situation française, et dans une moindre mesure celle de l'Espagne, de celle des autres grands pays européens. Les presses française et espagnole sont victimes de leur trop grande croyance en la publicité et ont cru qu'elles pourraient financer l'information, négligeant ce qui fait la véritable valeur d'un journal, sa rédaction et ses lecteurs. En Espagne, la grave crise économique a mis à terre ce modèle. La pub a sévèrement chuté, la presse gratuite a pratiquement disparu depuis deux ans, tandis que la presse payante souffre. En France, la presse paye la folie des grandeurs de ses patrons dans les années 1990 qui ont investi dans de vastes imprimeries pour faire des journaux plus gros afin d'accueillir plus de publicité, mais négligé les lecteurs, en ne s'occupant pas des kiosques et des marchands de journaux, dont plusieurs milliers ont fermé depuis dix ans. Il y a des tas d'endroits en France où il très difficile d'acheter un journal, ce qui est catastrophique. Enfin, toujours en France, la prise de contrôle de la presse ces dernières années par des industriels de l'armement, du luxe, des banquiers a en réalité appauvri les rédactions, soumises à des plans de réduction d'effectif, à des budgets revus à la baisse et aussi otages des luttes d'influence entre ces grands capitalistes. La presse nationale française appartient désormais aux hommes les plus riches du pays, l'on retrouve dans ses conseils d'administration des banquiers d'affaires et pourtant elle n'a jamais été aussi pauvre ! Dans les autres pays européens, comme l'Allemagne, les industriels de la presse, qui sont présents uniquement dans ce secteur, ont veillé au maintien d'un solide réseau de diffusion et continué à investir dans les rédactions. Certes, des titres meurent en Allemagne, mais d'autres se créent, car les patrons allemands ont encore le souci du lecteur et savent bien que sans journalistes, ils n'y arriveront pas. En France, j'ai le sentiment que les patrons actuels de la presse n'aiment ni les journaux ni les journalistes !
- Se dirige-t-on vers un nouveau modèle de la presse écrite ?
Certainement, d'ailleurs c'est l'un des paradoxes de la situation actuelle en France. Des titres sont malades, notamment en presse quotidienne nationale et régionale, mais d'autres se créent, des magazines, des mensuels qui innovent sur le plan éditorial et rencontrent ainsi le public. On n'a jamais créé autant de journaux en France depuis les années 1970, et la plupart se méfient de la publicité, préférant le «small is beautiful» et ne comptant que sur les lecteurs. Or plusieurs de ces nouveaux titres sont des succès, comme les revues XXI ou Charles, les mensuels Causette ou Transfuge. Comme pour n'importe quel secteur industriel, l'innovation reste la clé du succès et pas l'immobilisme et la frilosité.
- Est-ce la fin du support papier ?
La fin d'un modèle sûrement. Il ne restera dans quelques années que quatre ou cinq quotidiens à Paris et moins d'une dizaine en régions. Des mouvements de concentration sont à prévoir, sans doute avec des chaînes de télévision, des fournisseurs d'accès internet. La presse magazine est à son tour atteinte, en raison de la chute du marché publicitaire. Mais il y a aussi un transfert des ressources sur le web et en partie des contenus de qualité. Des journaux comme New York Times ou Financial Times, certes, en grande partie, devenus des quotidiens mondiaux, trouvent leur modèle économique. En France, le succès du site internet Mediapart, qui gagne de l'argent depuis deux ans, est prometteur. Or ce site ne repose que sur ses abonnés, donc ses lecteurs, et refuse toute publicité. Tout comme son grand ancêtre, Le Canard Enchaîné, qui est l'un des journaux les plus lus du pays, l'un des plus riches aussi, il n'a jamais publié une ligne de pub. Les journaux de journalistes ne sont donc ni un rêve ni une utopie et trouvent leur place sur un support ou sur un autre.
- La crise peut-elle, selon vous, atteindre les pays africains ?
Je ne saurais répondre à cette question, je n'ai pas assez de données et j'imagine que la situation est très différente d'un pays à l'autre.A. B.