Et les cadavres du désert flottent sur la mer, tandis que la perle fine reste négligée dans ses sables profonds. C'est une femme ordinaire, anonyme parmi les anonymes ; elle s'étonne de se retrouver là, devant un journaliste, insinuant derrière son regard que, peut-être, je ferais mieux de traiter de gens aux parcours denses qui se distinguent vraiment par quelque chose. Mais cette femme plus que centenaire, (elle a fêté son 100e anniversaire il y a 3 mois) est atypique, elle n'est pas romancière. Plutôt raconteuse d'histoires dans l'air du temps, en s'appuyant sur des valeurs simples, cultivées dans son jardin à elle : La Casbah… Quand elle décrit La Casbah d'Alger, sa voix devient tendre. Oui, Lla Ouardia aime La Casbah, passionnément, depuis qu'elle y a vécu dans les années 1910. Elle aime la Citadelle avec ses pénombres, ses douérate, ses terrasses et ses toits qui n'en sont pas. Regard lumineux, sourire de jeune fille, beauté inentamée. Le temps passe, mais notre dame demeure en traversant allègrement le siècle avec ses heurts et ses malheurs, ses joies et ses peines. Son français est impeccable, elle qui n'a jamais fréquenté l'école. Sa mémoire est phénoménale. au cours de notre entrevue où elle a résumé son parcours centenaire en une heure, course folle dans le sillage sinueux du temps, en présence de son fils unique, Rachid, 72 ans, elle a interpellé sa mémoire restée intacte. «Je suis née le 1er octobre 1912 à la rue du Chameau à La Casbah. Je me souviens de la Première Guerre mondiale, j'avais 4 ou 5 ans, on habitait Aïn H'djadjel dans la Haute Casbah près du café Chaâmba. Il y avait près de chez nous des échoppes où s'affairaient des artisans. Il y avait aussi des coiffeurs qui faisaient aussi office de sangsues et d'arracheurs de dents. Il y avait parfois procession d'hommes qui paraissaient usés, c'étaient des Algériens qui revenaient de guerre. On leur avait promis monts et merveilles, les hostilités terminées. Ils étaient revenus éclopés, la plupart infirmes. Ils n'ont rien eu sinon des broutilles.» Des hommes laminés, hagards, brisés physiquement, au moral cabossé, perdus comme des épaves en pleine mer, victimes de promesses et de mensonges. Engagée à 5 ans «On vivait de petits métiers et les mendiants n'étaient pas légion et lorsqu'ils se manifestaient, ils étaient tout de suite parqués dans des baraquements, puis sommés de rejoindre leur douar d'origine. A Sidi M'hamed Chérif, les métiers artisanaux étaient souvent l'apanage de la gent féminine. Il y avait à proximité de notre douéra une fabrique de tapis. J'y ai travaillé à l'âge de… 5 ans. Je gagnais 5 sous par semaine. Je tressais des tapis. Au lieu de m'envoyer à l'école, mes parents ont suivi le conseil de notre voisine qui exerçait comme monitrice dans la fabrique.» Et lorsqu'on lui demande si, à l'époque, elle se prédestinait à une quelconque vocation ou si elle avait une prédisposition à une autre destinée, elle répond : «J'étais très naïve. Je ne vois même pas comment j'ai grandi, je n'avais pas d'ambition.» Puis, de se replonger dans sa Casbah natale «où il y avait plein de fontaines dans cette belle mosaïque où se côtoyaient des gens venus d'horizons divers et qui vivaient en toute harmonie. Sur le plan artistique, il y avait les chanteuses Flifla, Meriem Fekkaï, et surtout Yemna. On disait d'elle qu'elle chantait tellement bien que le canari jaloux et par dépit est tombé au milieu du patio.» Lla Ouardia peut à satiété vous conter les aventures du haïk qui faisait le charme des Algéroises, mais boudé depuis plusieurs décennies. «On avait commencé par s'envelopper de draps, d'où la fameuse devise ‘‘bnat bilcor kbakeb ou lizour''. Après, il y a eu le ‘‘Ksa'', puis le ‘‘fouta seroual zenka'' réservé aux fortunées, et enfin le ‘‘haïk djeridi'' (âachaha belcridi), tous ces haïks ont été supplantés par le haïk ‘‘mrama''». Dans un autre registre, Lla Ouardia affirme que La Casbah était propre : «Ça sentait le Ramadhan dès le mois de Radjeb ; ça sentait aussi la chaux et la nila avec lesquelles on badigeonnait les soubassements des maisonnettes.» Elle évoque aussi les soirées enchanteresses, où les femmes se regroupaient autour d'un thé à la menthe, en humant les senteurs du jasmin et jouant la bokala dans une ambiance festive. Lla Ouardia dit qu'elle n'a que de vagues souvenirs de la politique jusqu'en 1945, où les choses ont vraiment changé après la Deuxième Guerre mondiale et les massacres qui l'ont suivie en Algérie. «Je pense que la véritable prise de conscience a commencé à cette date.» Elle se rappelle que les Pétainistes au pouvoir n'avaient de cesse de harceler les juifs persécutés, qui avaient trouvé refuge à La Casbah. «Ils étaient traqués, mais ont bénéficié de l'aide des Arabes avec lesquels ils vivaient en bonne intelligence.» Les rides belles et nobles sont celles d'une femme de plus de 100 ans qui narre son histoire comme les conteurs d'antan. Lla Ouardia convola en justes noces en 1927 à l'âge de… 15 ans ! mariée à 15 ans «On est partis habiter à notre Dame, où il y avait plein d'Européens». La particularité de ce quartier c'est qu'il y avait de tout. Des nationalistes, des Français, des Espagnols et des Italiens ; il y avait une sorte de modus vivendi, aucun camp ne se hasardait à attaquer l'autre. Lla Ouardia se souvient en revanche que son fils Rachid a été arrêté en 1955 en sortant de l'école, alors qu'il n'avait que 15 ans. «Je suis intervenue et je leur ai fait un tapage comme pas possible au commissariat. Ils l'ont relâché en présentant presque des excuses». Il faut dire que Rachid deviendra un grand joueur de basket-ball au sein de l'ASNA. Lui aussi se souvient : «L'OAS tuait à vue. Quand ça a commencé à chauffer, mes partenaires européens me prévenaient ‘‘Rachid ne viens pas à l'entraînement. Ils sont devenus fous''.» Un coéquipier qui avait le tort (?) d'être basané et qui se nommait Hanachi a été descendu en plein jour à Bab El Oued. Lla Ouardia évoquera le souvenir de son époux, Boualem, décédé en 1974, chauffeur aux Transport algérois, syndicaliste engagé, mélomane à ses heures. «Il était autoritaire et aimait les gens à sa façon. Il défendait les démunis et on le surnommait l'avocat des pauvres. Il a vraiment mené un combat engagé. Il était parmi les manifestants du 1er Mai 1945 à Alger. Il avait été enrôlé dans l'armée en 1940, mais il a déserté en raison de la naissance de son fils Rachid.» La chance de Boualem Par malheur, le bateau dans lequel il devait effectuer la traversée a été coulé par les Allemands. Cette naissance lui a sauvé la vie ! Boualem a été arrêté et incarcéré à Berrouaguia en 1956. Retour à notre conteuse, qui décrit dans les menus détails les fêtes religieuses et familiales à La Casbah, où les convives venaient de tous les recoins du quartier. L'entraide et la solidarité avaient alors un sens. Rachid Ksentini et Marie Sousson avaient fait un tube qui fera sensation à la fin des années 1920. Ksentini, qui était cordonnier, faisait du théâtre et interprétait en duo la fameuse chanson sur le yoyo qui venait de voir le jour. Lla Ouardia chantonne les refrains. «Yoyo fait du sport, il ne faut pas tirer trop fort». Puis la chanson dite du Qarnoun. Sortie à l'occasion de l'avènement de la fameuse danse du charleston «Choufou un Charleston yeghli kif kedra qarnoun, Srawalhooum alamzone. La valse et le chimy aussi les cheveux coupés à la garçon, Choufou kitbadal koulchi». Parler de La Casbah actuelle l'irrite. Avec l'index et le pouce, elle forme un zéro pointé en évoquant les maisons qui s'affaissent et celles qui menacent ruine, en stigmatisant l'indifférence, l'incivilité, la saleté, l'égoïsme et la cupidité. «Cache le bien que tu fais, et fais savoir le bien que l'on te fait», dit la vieille maxime, attribuée à l'imam Ali. Bienfaitrice, Lla Ouardia , par modestie, n'a jamais abordé la question de l'amour qu'elle voue aux enfants. Elle en a élevé 36 recueillis au niveau de l'assistance publique. Ils la considèrent comme leur propre mère, tant elle les a entourés de soins et d'affection. «Il y en a même une atteinte d'infirmité, qui marchait sur son postérieur. Elle se déplaçait comme les culs-de-jatte. Je la mettais dans une bassine remplie d'eau chaude et de sel. Je la laissais pendant une heure dans cette posture. J'ai refait cet exercice pendant des semaines. Un beau jour, elle est venue vers moi en trottinant. J'étais la plus heureuse des femmes», se souvient-elle, la parole brisée et des larmes qui perlent sur ses joues… Proche des gens Lla Ouardia se tient informée de tous les événements à travers la petite lucarne, précieuse compagne qu'elle regarde pour briser la solitude. Les élections qui ont eu lieu il y a quelques jours, elle les a suivies à la télévision, mais sans grande conviction. «J'ai toujours voté depuis 1962. Mais je ne le fais plus depuis la fin du siècle dernier, je n'ai jamais été autant traumatisée que durant la décennie dite noire, où l'horreur était à son comble. On ne savait plus distinguer l'ami de l'ennemi. La suspicion était partout. On avait peur de son ombre. Même barricadés dans nos domiciles, on avait la trouille ! Et dire qu'avant, la confiance était de mise, à telle enseigne qu'on laissait nos portes grandes ouvertes sans aucun souci». Aujourd'hui, même les mentalités ont changé hélas, constate-t-elle amère. Elle parle avec regret des coutumes délaissées, des comportements oubliés, des vieux 78 tours qui rendaient heureux, de ces fêtes généreuses et conviviales que les femmes organisaient sur les terrasses des maisonnettes, de ces senteurs à jamais volatilisées, de ces fleurs disparues et surtout de cette solidarité à laquelle se sont substitués un égoïsme et un individualisme effrénés. A 82 ans, en 1994, Lla Ouardia effectue le hadj : «Elle était partie seule, arborant fièrement le haïk traditionnel, se souvient son fils Rachid. Lorsqu'elle était sur place, les gens ne l'avaient pas aidée. Elle est partie pour le rituel de lapidation et elle s'est perdue en cours de route. Puis, il y a quelqu'un qui est venu vers elle, l'a accompagnée jusqu'au lieu de sa résidence, et l'a entourée de tous les soins. Il est parti brusquement comme il était venu. Lorsqu'elle l'a cherché, il n'était plus là», raconte son fils. Lla Ouardia, qui croit à la providence, en a tiré sa propre conclusion : «cet homme-là, comme un ange m'a été spécialement envoyé.»