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L'héritage laissé par Houari Boumediène
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Publié dans El Watan le 29 - 12 - 2012

C'est devenu un lieu commun d'ironiser sur le bilan que le défunt Houari Boumediène (ci-après HB) a laissé à l'Algérie et à ses successeurs en décembre 1978.
Pourtant, 34 ans exactement après sa mort, de quelque côté que le regard se porte, ce n'est plus que tristesse et désolation. Le pays n'a certes jamais été aussi riche depuis son accession à l'indépendance, mais jamais également, ses chances de relever les défis du futur n'ont été aussi minces. Les quelques lignes qui suivent n'ont d'autre prétention que de souligner les tentatives de HB, dans une solitude qui s'est accentuée au fil du temps, de faire sortir l'Algérie du sous-développement, tout en se conformant aux prescriptions des Tables de la loi révolutionnaire, qu'il s'agisse de la construction du socialisme ou de la réhabilitation des valeurs arabo-islamiques confisquées, plus symboliquement que concrètement, par 132 ans de colonialisme.
Aujourd'hui, chacun peut constater l'état de délabrement dans lequel se trouvent les institutions, le niveau atteint par la démobilisation des citoyens, l'anarchie qui prévaut dans la société et le simulacre de démocratie concocté par le pouvoir à l'occasion des élections législatives du 10 mai 2012 puis locales du 29 novembre, les plus antidémocratiques de l'histoire de l'Algérie indépendante.
De propos délibéré, le ministre de l'Intérieur a choisi d'agréer les partis politiques en fonction de deux critères : l'insignifiance de leur ancrage populaire et l'engagement qu'ils présenteraient les candidats les plus incompétents, les plus vénaux, si ce n'est même les plus agrammates. La majorité des parlementaires sait à peine lire et écrire et l'immense cohorte des élus locaux ignore ce qu'est un arrêté municipal. La charge d'élu, comme l'ont admis eux-mêmes les agents appointés du régime, a été monnayée dans les lieux les plus interlopes de nos cités. Inconcevable à l'époque de HB. Et ceux qui n'ont pas eu de mots assez durs pour fustiger cette période en sont aujourd'hui largement pour leurs frais ; jamais le pays n'a connu un tel processus involutif. Ceux qui représentent désormais la nation constituent la lie de la société algérienne.
Pour prendre la mesure de l'étroite marge de manœuvre dont disposait le président HB, il est important de s'appuyer sur des expériences concrètes qui vont, nous l'espérons, montrer que gérer l'Algérie au lendemain de l'indépendance était une gageure que le plus éminent homme d'Etat n'aurait pu tenir que sur la durée. On ne juge pas un homme d'Etat qui a été le premier pionnier du développement de l'Algérie sur 13 ans de pouvoir. Les cinq points suivants apporteront un éclairage substantiel sur ce qu'étaient les contraintes objectives de l'administration d'un Etat venant d'accéder à l'indépendance.
L'Algérie de l'indépendance : un état à construire entièrement
Le président HB est décédé le 27 décembre 1978. De cette date au 27 décembre 2012, de très nombreuses occasions se sont présentées à ses successeurs pour faire repartir l'Algérie du bon pied, si l'on accepte le postulat selon lequel le bilan qu'a laissé aux Algériens l'ancien président de la République est globalement négatif. A supposer qu'en voulant imposer le socialisme d'Etat, tenir en suspicion le secteur privé économique, faire taire toute velléité d'opposition ou de libre critique, le président HB ait été dans l'erreur. Il est impossible qu'en 34 ans, ses contempteurs successifs, qui se sont manifestés dès le 4e congrès du FLN (janvier 1979), n'aient pas été en mesure non seulement de rectifier les impérities qu'il aurait commises, mais de construire l'Etat et la société que HB aurait été pareillement impuissant à faire émerger.
Au moment où HB prend le pouvoir, le 19 juin 1965, aucun responsable algérien ne disposait du mode opératoire approprié pour édifier des institutions pérennes sur les décombres de l'Etat colonial, instaurer la justice sociale, faire sortir l'Algérie du sous-développement, éduquer et former des centaines de milliers de jeunes.La colonisation française avait considéré que les Algériens, parce que seulement taillables et corvéables à merci, devaient être tenus à l'écart de la civilisation, du progrès, de l'éducation et de la culture.
En d'autres termes, le président HB était parti du néant ; la France coloniale avait certes laissé des routes carrossables, des lignes de chemin de fer, des hôpitaux, tous conçus au profit de la minorité européenne. Elle n'avait pas laissé le mode d'emploi d'un Etat, lequel, à l'évidence ne pouvait perpétuer l'ordre colonial, sauf à renier la Déclaration du 1er Novembre 1954, la Plate-forme de la Soummam de 1956 ou encore le Programme de Tripoli de juin 1962.
Le président HB n'a pas décidé dans la solitude de son bureau de travail d'imposer le socialisme aux Algériens. Cette option avait été la seule que les tables de la loi révolutionnaire avaient retenue, cependant que tous les experts en développement, partisans d'une Algérie indépendante économiquement, mettaient en avant les vertus de la voie non capitaliste de développement. Le président HB n'était pas à ce point omniscient qu'il se serait gaussé des préconisations des plus grands noms de la science économique d'alors (F. Perroux, Gérard Destanne de Bernis) ; il a fait confiance aux industrialistes menés par Belaïd Abdesslam, lui-même éclairé par ces mêmes théoriciens. Ce n'est qu'en 1977 qu'il prend acte de l'échec de l'expérience industrialiste et impose des révisons déchirantes dont il ne verra même pas les premiers prodromes.
S'agissant de la Révolution agraire, il n'existe pas un seul texte éminent de la littérature du mouvement national qui n'ait mis l'accent sur l'irrépressible nécessité de réhabiliter la paysannerie algérienne et de moderniser les campagnes. C'est ce que le président HB s'est efforcé de faire. Doit-on lui imputer la bureaucratisation du processus de restructuration des campagnes, la faible implication des fellahs, le soutien logistique labile des mouhafeds du parti ? Le débat reste ouvert. Il est clair, en tout cas, que le président algérien a été trahi par les clans et les factions hostiles à la libéralisation de la paysannerie et que celle-ci était trop faiblement structurée et politisée pour exprimer ses intérêts contre une partie de l'appareil de l'Etat.
Quant à la scolarisation de 100% d'une classe d'âge, cet objectif n'est pas sorti de l'imagination de HB. Elle répondait au vœu exprimé par les Algériens, dans leur écrasante majorité, au lendemain de l'indépendance, de trouver pour chacun de leurs enfants une place pédagogique. Au cours des débats de la première Assemblée constituante, en 1962, des députés étaient allés jusqu'à préconiser des peines de prison ferme à l'encontre des parents qui refusaient d'envoyer leurs enfants à l'école. HB devait-il faire violence à cette exigence légitime, piétinée par le colonialisme, au prétexte que l'Algérie manquait d'instituteurs et de professeurs, situation que la croissance démographique due à l'amélioration des conditions de vie des Algériens, allait exacerber ?
Que non, bien évidemment ! Quel autre homme providentiel aurait pu faire mieux, alors que l'Algérie comptait en tout et pour tout 700 instituteurs et 100 professeurs d'enseignement secondaire sur l'ensemble du territoire national en 1962. Il fallait pourtant réaliser la démocratisation de l'enseignement, tout en s'attelant à former un encadrement pédagogique fiable et performant. Mission impossible à vue humaine. Sur la question de l'arabisation, le président HB a dû passer des compromis avec les forces conservatrices. Il était, en effet, exclu de renoncer à l'objectif sacré de réhabilitation de la langue et de la culture arabes.
C'est le président Ben Bella qui avait décidé d'arabiser tous azimuts dès 1962. Mais, à partir de 1965 et jusqu'à la mort de HB, la coopération culturelle, technique et scientifique avec la France avait été d'une telle densité qu'il serait malhonnête de faire grief à HB d'avoir voulu marginaliser la langue française au profit de la langue arabe. Sur ce point, on a beaucoup reproché à l'ancien président le caractère dictatorial de sa gestion. On oublie seulement de rappeler qu'il n'avait eu de cesse de conclure des arrangements avec les forces sociales du pays qui ne partageaient pas sa vision d'un socialisme moderniste et ouvert sur le monde.
Le président HB ne pouvait, de toute façon, aller à rebours des prescriptions de la loi révolutionnaire, entérinées par tous les congrès du FLN/ALN de sanctifier la langue arabe et de lui restituer le lustre que la colonisation lui avait arraché avec une violence qui déstructura ses cadres traditionnels.
A tout le moins, la langue arabe devait être la langue officielle et la langue de travail des élites politiques. Il est exact que le président HB avait ouvert un large boulevard au courant arabo-islamique qui se recommandait de l'idéologie des oulémas et sans doute pour ne pas fragiliser son pouvoir, avait-il dû consentir que certains services de l'Etat fussent complètement arabisés, à l'instar de ceux de la justice et de l'état civil.
Là aussi, ce n'est qu'en 1977, qu'il prend la mesure du désastre de l'arabisation, mise en œuvre de façon indiscriminée, exagérément volontariste aussi bien au regard des moyens humains et matériels disponibles, qu'au regard des pesanteurs historiques (peut-on effacer d'un trait de plume 132 ans de présence coloniale ?) ; il prend alors la résolution d'instaurer le bilinguisme, mais il était, semble-t-il, trop tard pour que ce revirement put être amorcé avec succès.
Quels que soient le respect et la considération dus à des hommes comme Ahmed Taleb Ibrahimi ou Abdelhamid Mehri, force est de reconnaître que l'un et l'autre ont été aux avant-postes d'une arabisation qui a nui considérablement à la qualité de l'enseignement et qui a été la source principale des errements qui affectent à ce jour le système éducatif.
L'erreur du président HB a été de prêter une oreille trop attentive à des idéologues arabo-islamistes, en décalage total avec les exigences propres d'une société aux identités multiples, en quête de savoir et de connaissances. De la même manière, HB qui partageait l'idéal de Abane, celui de la construction d'un Etat centralisé et jacobin, a été conduit à restreindre le champ des libertés individuelles et collectives, priver la langue amazighe d'un quelconque droit de cité et verrouiller les espaces d'expression ; il vivait en effet dans la hantise d'un émiettement et d'une fragmentation de la société algérienne dont le caractère structurellement composite avait fait le lit de toutes les invasions étrangères.
Enfin, le président HB ne disposait pas d'une expertise suffisamment réactive pour corriger en temps réel les erreurs de pilotage et de prévision inhérentes à toute activité humaine. Les outils de prospective et d'analyse étaient rudimentaires, l'appareil statistique sous-développé, les institutions de veille dépourvues de capacité d'analyse et d'expertise, même si le CNES jouait déjà un rôle non négligeable comme outil d'aide à la décision, car il était exclu, dans l'esprit de HB, que la gouvernance du pays s'apparentât à une sorte de navigation à l'estime.
C'est la raison pour laquelle les moyens du Plan furent accrus et son champ d'intervention élargi, au grand dam des industrialistes qui souhaitaient non seulement disposer des coudées franches, mais ne pas être tenus de rendre compte à quelque autorité que ce soit (ce qui devait irriter au plus haut point le président HB), jusqu'au moment où ce dernier découvrit lui-même, la supercherie.
Les occasions historiques manquées par ses successeurs de redresser l'Algérie
Ses successeurs n'ont pas de ces circonstances atténuantes, notamment depuis 1999. Toute l'expertise locale et internationale est à la disposition des décideurs. En 2012, le montant du poste «Assistance technique étrangère», s'est élevé à 18 milliards de dollars environ. Comble du paradoxe, se trouve encouragée en sous-main la fuite des cerveaux et renvoyée aux calendes grecques toute stratégie de relocalisation de la compétence algérienne expatriée, au mépris de tous les engagements pris à l'égard de la communauté algérienne à l'étranger.
Les plus importantes institutions internationales possèdent désormais une installation permanente en Algérie (Banque mondiale, FMI, UE, PNUD, OIT, etc.) et produit, chacune, en ce qui la concerne, pléthore de rapports, d'analyses et d'audits dont on se demande si les institutions de l'Etat font réellement leur profit. En réalité, depuis le Congrès extraordinaire du FLN qui s'est tenu en juin 1980, entérinant en quelque sorte le tournant de 1977 et livrant le mode d'emploi de l'après-pétrole et la stratégie de diversification de l'économie algérienne, les responsables de ce pays ne peuvent plus s'abriter derrière les aléas de la gestion politique inhérents à la période de HB.
Plus encore, après la terrible crise financière de 1986 qui va durer 16 ans (jusqu'en 2002), tous les responsables algériens sans exception, et les élites de ce pays savent que sans un profond aggiornamento du fonctionnement de l'Etat et de la société, l'Algérie est condamnée à dépendre exclusivement des hydrocarbures, dont ni la durée ni les revenus se sont fixés à l'intérieur de nos frontières.
En partant seulement de 1986, le président Boumediène était mort depuis 7 ans, la déboumediénisation (qui s'était en réalité traduite par de pitoyables règlements de comptes provoqués par l'entourage de Chadli) achevée depuis longtemps et le socialisme sorti définitivement de la rhétorique officielle. L'héritage de Houari Boumediène avait été en fait totalement liquidé depuis belle lurette.
Le volontarisme politique du président Boumediène est un réalisme
De la même manière, c'est dans le strict respect des décisions prises par les pères fondateurs du Mouvement national que le président HB décide d'investir les organisations internationales dans lesquelles l'Algérie avait vocation à jouer un des tout premiers rôles. L'ancien vice-président de Sonatrach, Nourredine Aït Laoussine, (in le SA du 13 décembre 2012, entretien avec Kh. Baba Ahmed), a fait ressortir avec force objectivité l'implication du président HB dans l'OPEP. Il ne s'agissait nullement dans l'esprit de l'ancien chef de l'Etat de prendre la tête d'une croisade contre l'Occident et les majors du pétrole, mais de sensibiliser l'opinion internationale aux aspirations des peuples, jadis colonisés, à la maîtrise de leurs ressources naturelles et surtout à la valorisation que celles-ci allaient induire pour eux en termes de prospérité et de bien-être.
Aït Laoussine reconnaît que l'Algérie avait gagné la bataille de l'augmentation de la rente et la bataille du contrôle. En revanche, la mise au service du développement de cette dynamique n'a jamais été au rendez-vous. La responsabilité de cet échec ne saurait être attribuée au seul président HB qui avait donné son feu vert pour que l'université, la recherche et l'entreprise mutualisassent leurs efforts, afin de maîtriser les lourds processus d'adaptation des technologies du développement importées aux réalités endogènes. Si ses successeurs avaient poursuivi dans la voie qu'il avait tracée, l'Algérie aurait remporté la bataille du développement.
Certains experts ont même considéré que si HB avait vécu 10 ans de plus et dirigé l'Algérie jusqu'en 1988, notre pays serait aujourd'hui un des plus grands émergents de la planète. La stratégie des industries industrialisantes était la seule compatible avec la stratégie de développement agricole dont le succès était conditionné par la constitution d'un secteur industriel intégré. Quant à la stratégie d'industrialisation par valorisation des exportations, la stratégie d'industrialisation par substitution aux importations ou enfin celle du développement endogène, elles n'avaient été suffisamment opérationnalisées pour être retenues. Il est facile d'ironiser, après coup, sur le caractère dispendieux à l'excès de ce type de développement (Cf. A. Benachenhou, La fabrication de l'Algérie, Editions Alpha, 2009, p.53) ; dans les circonstances de l'époque, il n'existait pas une autre voie royale vers la sortie du sous-développement, ou alors c'était à ce moment-là qu'il fallait oser affirmer le contraire.
La solitude impressionnante du président Boumediène
Le président HB a, 13 années durant, lutté sur tous les fronts. Il a composé avec les clans et les factions hostiles au socialisme et à la construction d'un Etat moderne, avec le courant islamo-conservateur tenant du retour aux sources de l'islam orthodoxe. Il a fait face aux archaïsmes de la société charriés par 132 ans de déstructuration coloniale. Il a affronté l'Occident qui n'appréciait guère ses velléités de leadership sur le monde arabe et certains pays d'Afrique. Il a vécu comme un crève-cœur, la faible adhésion des fellahs à la Révolution agraire pourtant conçue à leur profit ; il s'est résigné à l'extrême circonspection des travailleurs à l'endroit de la Gestion socialiste des entreprises (qu'il voyait comme une véritable école de la participation et du dialogue social).
Lorsqu'il décide enfin de rompre les amarres avec tous ces bastions de résistance, songeant à une réadaptation du bonapartisme des années 1960, il est frappé par la maladie. Rétrospectivement, le président HB apparaît comme ayant été trop grand pour l'Algérie. L'homme qui a fait retourner à l'avantage de la cause palestinienne le roi Fayçal d'Arabie (qui le paya de sa vie). Celui qui démystifia la face d'ombre de l'islamisme au Sommet de Lahore en 1974. Celui qui, la même année, prononça à la tribune des Nations unies le discours historique sur les matières premières, faisant de lui l'inspirateur posthume du courant altermondialiste.
Cet homme-là ne peut soutenir la comparaison qu'avec les illustres Abane Ramdane, Simon Bolivar, Otto Von Bismarck, Mustapha Kamel Atatürk, Charles de Gaulle, Dwight Eisenhower. Il était trop en avance sur son temps et trop ambitieux pour l'Algérie dont la population n'avait pas été assez mobilisée. Il faudra constamment méditer le souvenir qu'a laissé dans l'esprit des Algériens son inepte successeur (que la paix soit sur son âme), coopté à la tête de l'Etat pour cause d'incompétence et de malléabilité supposées, mais jouissant d'une popularité inaltérable pour avoir importé bananes, kiwis et autres produits exotiques, lesquels ont pourtant creusé le déficit commercial et aussi celui de la balance des paiements courants, préparant ainsi les terribles secousses de janvier 1986 et celles plus funestes encore d'Octobre 1988.


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