1. Il y a deux catégories de mémoires, celles dans lesquelles l'auteur déroule le cours de sa vie et relate, par le menu, les activités successives qu'il a menées, évoquant aussi sa vie privée et/ou sa vie familiale. Il y a des mémoires où l'auteur se veut historien, non pas seulement des événements qu'il a vécus et ceux à l'élaboration desquels il a pris une part active, mais historien de l'histoire, au sens où il s'efforce de fournir au lecteur des grilles d'analyse du passé éclairées par le regard du présent. 2. Il n'est pas aisé de se prononcer sur la catégorie à laquelle se rattache le tome II des Mémoires du Dr Ahmed Taleb Ibrahimi (ci-après ATI), intitulé La passion de bâtir (1965-1978). Tantôt l'auteur privilégie les anecdotes, en revenant sur les nombreux moments passés en compagnie de Houari Boumediène (ci-après HB), tantôt, il se livre à une fresque de la politique suivie durant cette période, que ce soit sur le plan interne ou sur le plan international. L'invariant de ce tome II reste évidemment le président HB qui n'aura de cesse durant toute cette période de donner son impulsion à la politique suivie par l'Algérie entre juillet 1965 (date à laquelle ATI rejoint le gouvernement nouvellement installé) et septembre 1978 où le président HB tombe gravement malade. 3. La toute première impression qui ressort de la lecture des 446 pages de ce tome II, avant de découvrir les documents annexes que le Dr ATI a cru utile de sélectionner dans le souci de donner une perception plus objective de son récit ; ce sont les limites du volontarisme des bâtisseurs. La volonté d'un homme et d'une équipe (hélas restreinte) de mettre en place un Etat fort et contractuel ne suffit pas. Le projet de société le mieux conçu, le mieux élaboré reste en déshérence si les populations ou les groupes sociaux qu'il cible n'y adhèrent pas ou trop labilement. Si les appareils bureaucratiques finissent par se donner à eux-mêmes leurs propres fins en pervertissant la ligne politique élaborée dans les sommets de l'Etat. 4. Ayant abordé pratiquement tous les sujets de l'actualité politique, économique, sociale et culturelle de la période 1965-1978, au cours de laquelle il a été successivement ministre de l'Education nationale, puis ministre de l'Information et de la Culture, enfin ministre conseiller à la présidence de la République, il n'est pas un seul domaine clé de l'action du gouvernement algérien, conduite par HB qui n'ait été l'objet d'un traitement averti de la part de ATI. 5. Il s'en faut de beaucoup cependant que l'ancien ministre de HB soit toujours convaincant dans ses explications ou précis dans sa relation des faits. Comme il le dit lui-même, dans son avant-propos, le tome II de ses mémoires « ne se veut nullement une biographie de (HB) ou une histoire de l'Algérie durant 13 années ». Il n'empêche. D'avoir détenu le record de longévité ministérielle (ministre sans interruption de 1965 à 1978, il sera confirmé par Chadli au poste de ministre-conseiller jusqu'en 1982 où il succède au défunt Mohamed Seddik Benyahia comme ministre des Affaires étrangères), d'avoir eu l'oreille de HB pendant deux années (qui furent très riches en événements de toutes sortes), d'avoir concocté nombre de documents officiels de première importance dont il était un des rares à connaître la genèse, et enfin d'avoir représenté l'Algérie à l'étranger, en de nombreuses circonstances, on peut estimer que globalement l'auteur n'en a pas dit assez et qu'il passe trop vite sur des événements importants. Il nous semble qu'il a occulté un certain nombre de faits qui auraient davantage guidé le lecteur dans sa recherche aussi bien des motivations du principal architecte du processus décisionnel (à savoir HB) que de celles de l'auteur lui-même qui se défend (cette fois-ci en emportant facilement le conviction) d'avoir été un thuriféraire de HB, encore moins un courtisan obnubilé par les apparences du pouvoir et ses apparats. 6. Outre l'avant-propos, le tome II comporte quatre parties. La première traite de l'activité de ATI comme ministre de l'Education nationale (juillet 1965-1970), la deuxième de son action à la tête du ministère de l'Information et de la Culture (1970-1977) ; la troisième de son rôle de ministre-conseiller du président de la République (1977-1978). Le récit est ponctué par 14 annexes qui restituent le contexte historique des événements traités. 7. Les contraintes journalistiques du compte rendu sont telles que nous nous contenterons dans les lignes qui suivent d'aborder uniquement les questions de politique interne et de laisser pour une étude ultérieure les aspects de politique internationale. Mais, même limité à la politique interne, il conviendra de faire un choix, nécessairement arbitraire en privilégiant certains points. 8. Ces choix sont les suivants : arabisation, identité nationale, révolution agraire, marge de manœuvre de HB sur le plan interne, la torture et les assassinats politiques, enfin la maladie de HB. Sur l'arabisation 9. C'est essentiellement au nom de la langue arabe (langue du Coran) et de l'Islam que le FLN-ALN a pu mobiliser les masses populaires dans son combat contre le colonialisme. Là s'arrête le caractère sacro-saint de la langue arabe. 10. Il est peu contestable que ATI a arabisé l'enseignement avec la bénédiction de HB. Il n'est pas sûr en revanche que ce dernier ait approuvé la démarche utilisée et ait été parfaitement instruit des obstacles à la concrétisation de cet objectif ultime. Restaurer la personnalité algérienne, mise à mal par 132 ans de colonialisme, ne donnait pas quitus aux responsables algériens de l'indépendance d'imposer urbi et orbi la langue arabe comme seule langue officielle et nationale. Il est difficile pour quiconque s'intéresse au passé de l'Algérie de réduire son identité nationale à la langue arabe, sauf à récuser l'ensemble des apports linguistiques et culturels qui ont profondément marqué les représentations symboliques des Algériens et nier la prééminence, si ce n'est l'exclusivité, de l'usage du berbère dans nombre de régions d'Algérie dans lesquelles vivent les autochtones les plus anciens de ce pays. 11. On est d'abord surpris de ce que ATI cherche à imputer aux dirigeants du mouvement national la volonté d'unifier la société algérienne alors que celle-ci est formidablement hétérogène sur le plan culturel, par l'imposition de la seule langue arabe. On se demande pourquoi. Le sujet étant trop vaste et exigeant de longs développements, on ne peut ici que simplifier en citant quelques uns des obstacles objectifs à une arabisation au pas cadencé. a) La diglossie très profonde (beaucoup plus profonde qu'au Maroc et en Tunisie) qui caractérise la situation linguistique de l'Algérie ; b) l'espace sémantique de la modernité est porté essentiellement par la langue française que pratiquent largement les élites intellectuelles, économiques et sociales du pays ; c) l'optique du monolinguisme constitue une vision régressive puisqu'elle substitue arbitrairement une langue à une autre, alors que l'optique du bilinguisme inaugurée sans succès par Mostefa Lacheraf, à partir de 1977, et désirée vainement par Abdelkrim Benmahmoud en 1970 permettait à la langue française de conserver son rôle de « langue d'appui et d'ouverture » (G. Guillaume) ; d) le pluralisme culturel de la société algérienne est une exception dans l'histoire des sociétés, au sens où il met, de fait, en compétition, une langue occidentale et une langue d'origine chamito-sémitique, compétition d'autant plus exacerbée que chaque langue est porteuse de valeurs culturelles qui tendent à l'exclusion de celles de l'autre ; e) la langue arabe n'est ni la langue de la promotion sociale ni celle de la réussite scolaire, encore moins celle de l'emploi, comme le prouve abondamment la situation de notre pays depuis 40 ans. Une arabisation à outrance de l'enseignement qui aboutit à la segmentation des élites intellectuelles et au déclassement social de ceux et celles qui ne maîtrisent qu'elle seule, ne mérite pas l'approbation. 12. ATI est sans doute assez éloigné de la vérité lorsqu'il prétend qu'il n'y avait pas volonté de la part de HB de remettre en cause l'arabisation. Braquer le projecteur sur le seul Lacheraf que ses maladresses et son tempérament direct ont pu desservir auprès des fonctionnaires de l'éducation nationale n'est pas de parfaite rigueur. M. Lacheraf avait reçu mandat, en 1977, et même un chèque en blanc de la part de HB, pour démanteler l'arabisation et mettre en place une véritable politique de l'éducation censée redonner au bilinguisme ses lettres de noblesse. Que cette entreprise fût titanesque, compte tenu des effets pervers déjà produits par une arabisation à marche forcée est une chose. Mais, imputer au seul Mostefa Lacheraf l'infléchissement d'une politique dont ATI aura été le principal artisan est autre chose qui n'est pas conforme à la vérité historique. ATI reconnaît que HB était un visionnaire. C'est d'abord parce qu'il était lucide sur l'impact d'une arabisation généralisée à moyen terme que HB décida d'y mettre un terme. Ensuite, c'est parce qu'il était soucieux de préparer les générations futures à relever les défis de la technologie et du savoir que HB décide, non point de ravaler la langue arabe à un niveau inférieur mais de la placer en concurrence avec d'autres langues étrangères qui permettent l'acquisition et le développement des connaissances scientifiques. Parmi ces langues, il y avait le français que HB ne voyait peut-être pas avec les mêmes yeux que Kateb Yacine (« un butin de guerre ») mais qui était très largement pratiqué dans tous les secteurs en développement dans notre pays. 13. S'agissant de Abdelkrim Benmahmoud, l'ancien ministre de l'Enseignement primaire et secondaire (1970 -1977) ne peut en aucune manière être considéré comme un contempteur de l'arabisation. Universitaire distingué, parfait bilingue, homme de culture et de savoir, il ne peut être suspecté de ce chef. En revanche, il était hostile à une arabisation non scientifique et de type populiste, s'en ouvrant clairement sur ce point à HB qui finit par se rendre à son argumentaire en désignant M.Lacheraf, comme ministre de l'Enseignement fondamental en avril 1977. Arabisation et identité nationale 14. Du fait d'une histoire tumultueuse, la conscience nationale algérienne s'est forgée de façon inégale aussi bien parmi les groupes sociaux qu'entre différentes régions du pays (V. par exemple mouvement culturel berbère en 1980). En Algérie, pour des raisons historiques, c'est l'Etat qui fait la nation et non la nation qui fait l'Etat. Pour HB, le jacobinisme linguistique revendiqué par ATI, qui dérive en droite ligne de la doctrine de l'Association des oulémas, n'était pas consubstantiel de l'unification linguistique immédiate, donc improvisée, du pays (cette nécessité constituait un objectif à plus long terme). 15. L'identité algérienne, on ne le dira jamais assez, n'a pas de caractère structurant en raison des pesanteurs de l'histoire et du poids de la colonisation française. Il s'agit d'une identité plurielle qui s'abreuve à plusieurs sources : arabo-berbère, islamo-berbère, méditerranéenne, berbéro-africaine, berbéro-saharienne, maghrébine et bien évidemment algéro-française (à condition d'admettre que 132 ans de colonisation, même si relativement peu d'Algériens ont été francisés durant cette période, a puissamment contribué à forger la personnalité algérienne jusqu'à ce jour). Comme le dit, de façon exquise, Th. de Montbrial, « l'identité d'une chose, c'est la chose en soi, indésignable et incernable » (Cf. Il est nécessaire d'espérer pour entreprendre — Penseurs et bâtisseurs, Editions des Syrtes, Paris, 2006, p.284). Chaque Algérien porte en héritage l'album identitaire de ses parents et de ses ancêtres. Au lendemain de l'indépendance, aucun Algérien n'avait vocation à choisir une identité particulière parmi les nombreuses dont procédait sa personnalité. Le citoyen algérien était parfaitement capable d'assumer ses identités multiples. Et au fond, chaque Algérien possède une identité qu'il assume plus ou moins bien, en fonction de ses origines sociales, de la génération à laquelle il appartient, de son niveau d'éducation, de sa connaissance du monde. En 1962, paradoxalement, les Algériens étaient davantage capables de réaliser la synthèse de leur identité plurielle que ce n'est le cas aujourd'hui ou même il y a 20 ans. A partir de 1977 (il était peut-être, déjà, trop tard), HB comprend que plusieurs groupes linguistiques sont capables de coexister dans une seule unité politique (V . le chef-d'œuvre d'analyse politique de Th. de Montbrial, L'action et le système du monde, Puf, 2e édition, 2008). La divergence profonde que ATI avait avec HB, mais sur laquelle il ne s'explique guère, est que pour ATI, toujours fidèle en cela aux prescriptions de l'association des oulémas, l'Algérie constitue une vaste communauté animée d'une âme collective qui a vocation à s'exprimer par la langue arabe et la religion musulmane. Sur la Révolution agraire (RA) 16. Il est permis de s'étonner de la minceur des développements consacrés par ATI à la question de la RA qui constituait, pourtant, l'axe fondamental de la politique économique et sociale de HB. Les arguments de ATI contre la RA ne pouvaient convaincre HB ni à renoncer à cette grande œuvre ni à en infléchir le cours avant d'en avoir fait le premier bilan. Aucun expert économique de l'époque n'avait pu émettre des objections dirimantes à l'encontre du modus operandi de la RA, approuvée par tous les économistes, géographes, sociologues et historiens. ATI fait, à mots à peine couverts, grief aux concepteurs de la RA d'avoir encouragé certains des travers des fellahs algériens. Mais HB n'a jamais recommandé aux fellahs de veiller devant leur poste de TV, de se lever à 11 heures du matin et de passer le reste de la journée à jouer aux dominos dans les cafés. Pour autant, instruit par l'échec des réformes agraires menées dans d'autres pays, HB considérait que l'amélioration substantielle des conditions de vie matérielles des paysans était la condition sine qua non de l'augmentation des rendements et de la productivité dans le monde rural. Qu'il se fût mépris à propos du degré d'adhésion des fellahs et de la loyauté de l'administration et de l'appareil du FLN à son ambition de réhabiliter historiquement la paysannerie n'est plus guère contesté aujourd'hui. Mais à l'époque, aucune école n'avait pu avancer un argumentaire convaincant soit en faveur du statu quo, soit en faveur de réformes seulement partielles et ponctuelles du monde rural. Marge de manœuvre de Boumediène sur le plan interne 17. ATI ne prononce pas une seule fois les mots clan et faction. Il évoque deux ou plusieurs membres du Conseil de la Révolution que réunissait conjoncturellement leur hostilité à l'auteur. ATI aurait pourtant donné une présentation plus conforme à la réalité politique s'il s'était davantage appesanti sur le jeu des clans et des factions qui dominaient l'appareil d'Etat. HB avait toujours cherché, notamment après avoir renversé Ahmed Ben Bella, à s'affranchir de l'influence délétère des clans et des factions pour nouer une relation directe avec les forces vives de la nation et conclure avec elles un véritable pacte social. Celui-ci aurait été le prélude à la modernisation politique de la société (nous n'osons dire sa démocratisation au sens libéral du terme, car tout processus historique est constitué d'étapes dont les acteurs doivent respecter le temps de maturation). 18. HB voulait édifier des institutions solides, inculquer les valeurs de service public et le sens de l'Etat aux générations montantes. Il abhorrait les affairistes et les prévaricateurs, mais avait compris, à partir de 1977, qu'il fallait restructurer le secteur public, mettre en place un tissu de PME/PMI et libérer les initiatives. Toutefois, il subordonnait l'ouverture économique de l'Algérie à la consolidation préalable des institutions publiques, afin que celles-ci ne fussent pas tentées par la collusion avec les puissances de l'argent. L'erreur de HB a été sans doute, comme le laisse du reste entendre ATI, de croire qu'il disposait devant lui de nombreuses années encore pour accomplir l'aggiornamento indispensable de la société algérienne. 19. Si HB n'a jamais prêté une oreille très attentive aux tenants de la thèse libérale qui imputaient à « la voie de développement socialiste », les échecs de la société algérienne, ce n'est point parce qu'il ne croyait pas aux vertus de l'économie de marché. C'est en raison de sa conviction que les apôtres du libéralisme ne songeaient qu'à dépecer le secteur économique d'Etat en rêvant d'instaurer un capitalisme sauvage qui eût été encore plus implacable à l'égard des salariés et des couches modestes que ne le fut le capitalisme colonial. Sur la torture et le respect des droits de l'homme 20. ATI présente HB comme un homme au tempérament doux, profondément humain et d'une grande sensibilité. Tous ceux qui ont bien connu HB le confirmeront. Il pouvait même verser dans la sensiblerie à l'évocation de certaines phases tragiques de la révolution ou des épreuves qu'il avait endurées à titre personnel. 21. Un homme qui présente un profil psychologique de ce type peut-il ordonner la pratique de la torture ou cautionner les atteintes aux droits de l'homme ? Aurait-il accepté de s'ouvrir, en toutes circonstances, à un humaniste comme ATI, qui avait lui-même souffert de la torture sous Ben Bella ? Ceci paraît peu probable, même s'il est vrai que la personnalité de HB tenait aussi du baroque et la complexité de ses réactions souvent déconcertantes. Toujours est-il que HB donne des ordres très précis pour que la torture, alors assez largement pratiquée, cesse. ATI ne dit pas qu'à partir de 1977, année décidément fondatrice pour qui s'intéresse au fond des choses, la pratique de la torture se fait de plus en plus rare, dès lors que HB prend directement en charge ce cancer des régimes autoritaires. 22. Sur les assassinats politiques, il est utile pour l'histoire de procéder à quelques mises au point. ATI confirme que A. Medeghri (qui fut un homme d'Etat) s'est suicidé après une grave dépression nerveuse. L'éminent praticien de la médecine qu'est aussi le Dr ATI aurait pu ajouter que l'ancien ministre de l'Intérieur souffrait d'une psychose maniaco-dépressive dont l'issue la plus fréquente, lorsque le mal n'est pas traité en profondeur, est le suicide. HB a-t-il commandité l'assassinat de Mohamed Khider et celui de Krim Belkacem ? Il est permis d'en douter. Ce n'était pas dans les principes de HB de décréter l'élimination physique d'opposants politiques, s'agissant de surcroît de personnalités historiques avec lesquelles il cherchait à reprendre langue. En revanche, il avait été attenté à plusieurs reprises à la vie de HB et il est vraisemblable, dans le cadre d'un règlement de comptes auquel il était résolument étranger, que telle ou telle personnalité influente et zélée ait pris la décision de liquider Khider et Krim. HB a-t-il ordonné l'exécution en décembre 1967, du colonel Saïd Abid, alors commandant de la 1re Région militaire ? Là encore, c'est peu probable. HB avait beaucoup de considération et de respect pour ce moudjahid de la première heure qui réunissait, comme l'écrit ATI, de grandes qualités : le sens de l'Etat, le courage physique, la probité, une grande intelligence et une non moins grande capacité de travail. Il est plus que vraisemblable (ce que pourrait confirmer le colonel Tahar Zbiri) que Saïd Abid, qui exécrait ce qu'il est convenu d'appeler les Déserteurs de l'armée française (c.a.d les DAF), voyant en eux (à tort ou à raison, il importe peu à ce stade) un risque de remise en cause de l'indépendance de l'Algérie, ait été « suicidé » par deux DAF, aujourd'hui disparus. C'étaient ceux-là mêmes qu'il visait, en premier, lorsqu'il ne cessait d'interpeller HB, appuyé en cela par le colonel Tahar Zbiri, pour qu'il ne promût pas, au sommet de l'Etat, d'anciens serviteurs de l'armée coloniale. HB était trop humain pour prendre la décision d'éliminer physiquement qui que ce soit, fût-il son pire ennemi. Abdelaziz Zerdani qui fut son ministre du Travail pourrait témoigner de la mansuétude dont le gratifia HB à propos de l'affaire Zbiri dans laquelle il était pourtant notoirement impliqué. Mais HB savait que A. Zerdani était un authentique patriote, un homme de conviction, de principe et d'honneur. Les méthodes de HB étaient souvent autoritaires mais toujours éclairées ; dans le contexte de l'époque, il était légitime qu'elles le fussent, l'Algérie ayant besoin d'ordre, en raison de la gestion chaotique des années 1962-1965. De là à ce que HB recoure à l'assassinat politique, il y a un pas que beaucoup, avec désinvolture, légèreté ou plus probablement ignorance, se sont permis de franchir. La maladie du président 33. ATI décrit l'évolution de la maladie de HB ainsi que les diagnostics successifs dont les premiers semblent erronés. Mais, à aucun moment, ATI ne confirme que HB était atteint d'une leucémie lymphoïde chronique (LLC) d'un type particulier, ce qui pour le lecteur semblera paradoxal à un double titre : au titre de la proximité immédiate de ATI du président HB dans les dernières semaines de sa vie et au titre de sa qualité de médecin ayant préparé jadis l'agrégation d'hématologie (V. tome I des Mémoires de ATI). 34. Né en 1932 (du moins s'agit-il de la date officielle), HB aurait été atteint de la maladie de Wadenström, à 46 ans, si ce n'est avant, dès lors qu'entre le déclenchement du processus malin et l'apparition des premiers symptômes, une assez longue période peut s'écouler. Or, il est rare que cette maladie frappe les sujets de moins de 60 ans, a fortiori les quadragénaires. Il est vrai cependant que le professeur Wadenström lui-même, puis le professeur Monsallier (Hôpital Cochin de Paris) ont confirmé ce diagnostic. Le grand hématologue français, le regretté professeur Jean Bernard, a expliqué dans le Sang des hommes que la maladie de Wadenström est 10 000 fois plus fréquente chez les chefs d'Etat que dans la population générale et qu'il existerait une relation entre l'exercice du pouvoir et la maladie de Wadenström. Celle-ci surviendrait notamment, lorsque les capacités physiques et intellectuelles sont surabondamment sollicitées, ce qui était indéniablement le cas de HB. A partir de 1973, le président algérien est présent sur tous les fronts et s'implique dans tous les aspects de la gestion politique du pays. De 1976 jusqu'à sa maladie, HB accumule contrariétés, déceptions, colères, ressentiments. L'échec de la RA, les engagements non tenus de B. Abdesslam, l'échec de la mission confiée à M. Lacheraf de rétablir le bilinguisme, le pourrissement du conflit au Sahara-Occidental, la trahison du Mauritanien Ould Daddah, constituent autant de crève-cœur qu'il peut d'autant moins dominer qu'il se sent désormais seul face à son destin. Dans les discours qu'il prononce au cours du deuxième semestre de 1977 et du premier semestre 1978, il laisse éclater son chagrin, interpellant çà et là les travailleurs de la RSTA qui n'entretiennent pas leurs bus, la bureaucratie et le FLN qui ont saboté la RA (il n'ose pas s'en prendre directement aux fellahs de crainte de s'aliéner durablement les autres groupes sociaux), aux compagnons de route qui s'enrichissent scandaleusement, etc. Les motifs d'un désappointement généralisé sont en effet très nombreux. 35. Pour autant, il faut se garder d'exclure d'autres hypothèses au sujet de la maladie de HB. Il est troublant, et en cela le silence de ATI est profondément insolite, que le diagnostic de la maladie de Wadenström ne se fît qu'après que HB fût entré dans un coma dépassé, le 18 novembre 1978. Est-il normal, tout d'abord, que les symptômes d'un cancer de la vessie aient été assez longtemps confondus avec ceux d'une leucémie lymphoïde chronique ? Est-il normal que l'on n'ait pas soumis HB à une électrophorèse des protéines, mesuré la viscosité du sang, procédé à une analyse des différents éléments cellulaires de la moelle osseuse et que l'on ne se soit pas assuré de la présence d'une macroglobuline spécifique dans le plasma, explorations rituelles auxquelles on soumet les personnes chez qui est suspectée une leucémie ? Pendant deux mois, un président de la République a été livré à des charlatans, alors qu'il avait le privilège d'avoir, tout proche de lui, un hématologue potentiel. Autres signes troublants : la durée de la maladie a été anormalement courte pour une LLC, alors que la caractéristique principale de cette maladie est son évolution, très lentement progressive et les nombreuses périodes de rémission qu'elle accorde au patient (jusqu'à 5 ans). Le pronostic n'est jamais immédiatement désespéré (encore que toujours sombre). L'issue est toutefois foudroyante lorsque le malade entre en septicémie. 36. Le sang de HB a-t-il été empoisonné ? Déjà, dans les années 1970, les services de sécurité de certains pays disposaient des moyens de subvertir un empoisonnement du sang, de sorte qu'il présente les apparences symptomatiques d'une leucémie ou d'un lymphome malin non hodgkinien, (proche d'une leucémie lymphocytaire). Par qui HB a-t-il été empoisonné ? Où ? Quand ? Deux hypothèses sont à retenir. Si HB a été empoisonné, il s'agissait moins pour ses assassins d'éliminer un chef d'Etat encombrant que pour le punir de son arrogance à propos du conflit israélo-arabe et du conflit du Sahara-Occidental. HB était trop isolé en 1978 pour constituer encore une menace pour quelque intérêt que ce soit. En Algérie même, sa crédibilité personnelle déclinait. Autre hypothèse : sachant que HB s'apprêtait à changer de cap, sans pour autant consentir à aller à Canossa, il ne fallait pas lui permettre de redorer son blason et de se refaire une virginité sur un terreau qu'il avait largement marqué de son empreinte. 1) - (Tome II- La passion de bâtir - 1965-1978, Casbah Editions, 2008) L'auteur est universitaire, ancien professeur à l'ENA