Vous ne le savez peut-être pas, la police a un œil aussi vigilant que « sophistiqué » sur vous. Quasiment où que vous soyez à Alger, les hommes en bleu suivent vos pas, surveillent vos gestes mais surtout épient vos actes. Vingt-cinq caméras de surveillance high-tech installées dans les quatre coins de la capitale zooment H 24 sur la voie publique. De simples passants, des véhicules et des immeubles sont passés au peigne fin sous l'objectif de ces appareils. Y a-t-il pour autant une quelconque atteinte à la vie privée des gens ? Mots croisés. Le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales, Nourredine Yazid Zerhouni, a donné le la il y a quinze jours dans une émission de radio. « L'efficacité des caméras de surveillance est certes incontestable dans la lutte contre la criminalité, mais j'ai des réserves sur la vie privée. » Propos du premier flic du pays, cette déclaration a de quoi inquiéter les citoyens. Ceux-ci trouvent en lui un allié inespéré contre la violation de la vie privée des citoyens qu'induirait l'usage irresponsable des images retransmises en « live » par ces caméras. La crainte est légitime dans un pays où l'abus d'autorité et la confiscation des libertés se déclinent comme de simples faits divers. Faut-il pour autant jeter la pierre sur cette police sous prétexte qu'elle userait de ces images à des fins qui ne seraient pas forcément dictées par le souci de préserver l'ordre public ? Les flics rejettent bien sûr ce « raccourci ». Ils refusent qu'on leur fasse un procès. Les Algérois, premiers concernés, sont partagés. S'ils s'accrochent jalousement à leur vie privée qu'ils aimeraient couler tranquille à l'abri des regards indiscrets, ils n'en sont pas moins préoccupés par la petite délinquance, la criminalité, et les vols à la tire qui font partie de leur menu quotidien. Un dilemme cornélien difficile à résoudre. Djamila dira que les services de police n'ont pas à zoomer sur les personnes ni sur les immeubles d'habitation au risque de porter atteinte à « l'honneur et la dignité des personnes ». « S'ils veulent lutter contre les voleurs et les agresseurs, ils n'ont qu'à trouver d'autres moyens au lieu de nous espionner sur la place publique », ajoutera-t-elle. Nassima, sa compagne n'en pense pas moins. « Vous vous rendez compte, vous ne pouvez même pas sortir avec votre petit ami sur Alger, parce qu'il peut toujours y avoir un flic habitant votre quartier qui se fera un malin plaisir de vous vendre chez vos parents... C'est cela le risque de ces caméras. » Et de renchérir : « Qu'est-ce qui me prouve que ces images "volées" sont uniquement utilisées dans le cadre de la lutte contre les délinquants ? » Vie privée, espace public Khaled, enseignant, abonde dans le même sens que ces jeunes filles inquiètes. « Ecoutez, je suis un homme de bonne famille, je ne souhaite pas que ma femme soit filmée avec une tenue légère dans son balcon, c'est intolérable ! C'est une violation caractérisée du domicile ! » Comme nos interlocutrices, Khaled fait appel à l'imagination de la police nationale pour trouver la meilleure formule de lutte contre la violence urbaine au lieu de recourir aux objectifs des caméras. « C'est leur problème, mais ces caméras inquiètent plus qu'elles ne rassurent. Nous avons quand même vécu un terrorisme barbare sans que l'on ait eu recours à la télésurveillance, et ce n'est pas aujourd'hui qu'on va nous faire avaler le fait que la situation soit bizarrement plus dramatique. » Madjid, cadre dans le secteur de la communication, pense qu'il y a « des bataillons de policiers qui doivent faire correctement leur boulot sans avoir à placer des caméras de surveillance. Moi, personnellement, je ne souhaite pas être filmé même sur la voie publique parce que je suis certain que l'on ferait un usage abusif de ces images ». Madjid en veut d'autant plus que « des voyous s'adonnent à des vols en série dans les lieux publics, notamment à la gare routière du Caroubier, sans que les policiers censés surveiller les lieux, ne bronchent ». Pour ces citoyens, le verdict est sans appel : « Cachez-nous ces caméras indiscrètes ! » Sauf que tous les Algérois ne pensent pas la même chose. De larges secteurs de l'opinion ont accueilli avec soulagement l'installation des appareils de télésurveillance. Pour beaucoup, les autorités doivent user de tous les moyens pour lutter contre les agressions, la drogue et les vols. Et ils n'ont cure de ce que la police pourrait utiliser les images à d'autres fins. « Ecoutez mon frère, Alger est devenu un Far West où il ne fait pas bon déambuler, même le jour. A chaque coin de rue, des jeunes désœuvrés, au regard menaçant, vous agressent même des yeux. Pis encore, vous ne pouvez même plus faire vos courses avec votre femme, votre sœur ni même votre mère, tellement les obscénités sont monnaie courante. Franchement, je n'ai aucune réserve sur ces caméras qui sont la plus belle chose que la police ait entreprise. » Nasser, qui, visiblement, en a vu de toutes les couleurs, souhaite que tout Alger soit quadrillé de ces appareils. Abdelhak va plus loin en accusant ceux qui sont contre d'être suspects. « Pour moi, seul celui qui a des choses à se reprocher verrait d'un mauvais œil l'installation des caméras de surveillance sur les voies publiques. Promoteur immobilier de son état, Salah nous propose une formule imagée pour dire son point de vue. « La caméra, c'est comme le lampadaire qui éclaire la nuit, elle est indispensable de nos jours face à la recrudescence inquiétante de la violence en tout genre. Cela me rassure de savoir que les services de police suivent mes pas et fatalement ceux de mes éventuels agresseurs. » Et puis, nous n'avons rien inventé puisque même dans les pays où la liberté individuelle est érigée en dogme les caméras de surveillance ont été installées par centaines, voire par milliers. Pour Salah, il n'y a donc vraiment pas photo dans ce débat sur la vie privée. Marzouk, poète en herbe, appuie cet argumentaire bien qu'il avoue ne pas porter dans son cœur les forces de l'ordre. « Je n'aime pas les flics, mais honnêtement, ils ont eu une idée géniale d'installer ces caméras dans les principales avenues d'Alger. Dernièrement, j'ai failli être achevé par trois jeunes, au niveau du Télemly, armés de crans d'arrêt vers 21h. Après une folle course-poursuite, j'ai pu leur échapper miraculeusement. » Marzouk qui adore errer la nuit dans les artères d'Alger avec son sac à dos sort de moins en moins. « Cela devient intenable ya kho, parce que les agressions se passent même dans les grands boulevards et non plus uniquement dans des ruelles et venelles isolées. » De fait, les caméras de surveillance ne font pas que des mécontents. Loin s'en faut. Ceux qui s'accrochent fiévreusement à la sacro-sainte vie privée ne demandent qu'à être rassurés de l'usage qu'on pourrait faire des images. Paroles aux juristes. Du bon usage des images Nourredine Fekair, membre de la Commission des affaires juridiques et des libertés à l'Assemblée populaire nationale (APN), était pratiquement surpris quand nous lui avons posé la question. « Je ne vois aucune atteinte à la vie privée des gens ni aux libertés publiques. Les nouvelles technologies profitent à l'homme et malheureusement aux malfaiteurs aussi. J'estime que si on veut lutter contre la criminalité, il va falloir mettre les moyens, et les caméras de surveillance sont un outil indispensable à mon sens. » Ce député du FLN, qui a été pendant longtemps procureur de la République, précise d'emblée « Aucun texte de loi n'interdit l'usage des caméras dans les lieux publics. Le fait que la Constitution garantisse l'inviolabilité de la dignité et de la vie privée des citoyens ne contredit pas, d'après lui, l'installation de ces appareils. » « Il faut savoir également que l'Etat se doit de garantir la sécurité des biens et des personnes, et que pour ce faire, ses services doivent y mettre tous les moyens légaux. Je ne vois pas comment est menacée la vie privée des gens dans un lieu public puisque tout ce qu'ils font est vu par tout le monde. » Notre député pense ainsi que le citoyen est d'abord flashé par les passants avant qu'il ne soit dans le zoom d'une caméra. Il n'y a pas lieu, d'après lui, d'évoquer la vie privée dans un espace public. Il affirme que l'APN n'a pas été consultée avant l'installation de ces caméras en 2004. S'agissant du risque d'un usage détourné des images, l'élu du peuple met un bémol. L'usage des images est une autre paire de manches. « Elles doivent être exploitée exclusivement dans la constatation des infractions par la police judiciaire. En dehors de cela, tout autre usage illégal serait un acte réprimé par la loi. » Ce sont exactement les mêmes explications fournies par ceux qui ont installé ces caméras. Caméra cachée, sécurité assurée En l'occurrence, au commissariat central d'Alger, les officiers ont appris avec une surprise mêlée à l'amusement le fait que des Algérois s'inquiètent de ces caméras qu'ils assimilent à une atteinte à la vie privée. Très affable, l'officier Hachemi qui dirige la salle des opérations au 5e étage du bâtiment de la sûreté de wilaya prend les choses du bon côté. Il tient particulièrement à rassurer les citoyens que sa mission et celle de ses éléments n'ont rien à voir avec l'espionnage des gens. « Ce n'est qu'un moyen d'appui à nos éléments qui sont sur le terrain », précise-t-il, tout sourire. « Sachez qu'ici nous sommes tous des Algérois, pensez-vous que nous puissions accepter de filmer les appartements des gens ? Les caméras ne zooment jamais sur les bâtiments d'habitation sauf s'il y a un problème qui justifierait la présence de nos éléments, et encore les plans apparaissent en flou ou en masqué. » Voulant visiblement convaincre les plus sceptiques, notre officier explique concrètement le travail qui se fait dans ce QG de surveillance de la capitale. A l'aide d'un moniteur doté d'un écran, il nous fait une simulation à partir de son bureau. Des plans en plongée des plus importants boulevards d'Alger apparaissent sur le petit écran. Cela ressemble à des prises de vue depuis un hélico. Le moindre mouvement, manœuvre, geste suspect est vite repéré. Aussitôt, les agents les plus proches du lieu sont saisis par radio pour intervention. Ainsi, la police arrive pratiquement en temps réel sur les lieux. Au 5e étage, trois brigades veillent sur Alger. Celle de la police de secours, celle du trafic radio et enfin celle de la télésurveillance. L'officier Hachemi coordonne les opérations à l'aide de sa radio et son moniteur. Et les résultats semblent suivre. « Je n'ai pas de chiffres. Cependant les caméras nous ont rendu un immense service dans la lutte contre la petite délinquance mais aussi dans l'assistance aux automobilistes en panne. » L'officier Hachemi formule un vœu : « Que tout Alger et les grandes villes du pays soient équipés de ces caméras. » En bon flic, il tire une immense fierté de ce que ses éléments (grâce à la caméra tiens !) aient pu sauver une jeune fille la semaine dernière à 11h, alors qu'elle s'apprêtait à se jeter par-dessus l'échangeur de la place du 1er Mai. Ce fut également la même caméra qui a repéré, mercredi dernier, un début d'incendie au 4e étage d'un immeuble de huit paliers à la rue Hassiba Benbouali alors que les locataires n'étaient pas là. « Tous ces exploits ont-ils porté atteinte à la vie privée des gens ? », ironise l'officier. La police rassure Les images des 25 caméras qui pivotent H 24 sur 30 % du territoire d'Alger ne quittent pas la salle des opérations du 5e étage du commissariat central. Interrogé si ces images ne sont pas transmises au DRS par exemple, l'officier Hachemi rassure que les K7 et les CD enregistrés sont détruits au maximum après deux mois et au minimum 24 heures plus tard et ne quittent jamais son bureau. Et si quelque chose est suspectée, les images sont visionnées dans son bureau. Elles ne pourront pas non plus être utilisées comme pièce à conviction dans les tribunaux.