La réouverture de la frontière algéro-marocaine est une fois de plus annoncée. Des journaux font état de préparatifs intenses, en prévision de l'événement. Notre reporter s'est rendu sur place pour constater de visu qu'il n'en est rien. Zouj-Beghal, qui symbolise les deux régimes, est toujours là pour veiller sur une rupture absurde entre deux peuples, plus que jamais près l'un de l'autre. Pour les Marocains, la presse notamment, c'est une question de temps. De jours même. “L'eldorado” algérien tant attendu, neuf ans durant, allait être reconquis sous peu, avec en prime un sommet entre le souverain alaouite et le président Bouteflika qui allait mettre tout à plat pour célébrer définitivement les retrouvailles des “frères ennemis”. L'enjeu en valait vraiment la chandelle. Il valait aussi un déplacement. Direction Oujda. Signe particulier et frappant : ici, rien n'indique ni ne confirme les supputations de la presse du royaume sur cette hypothétique réouverture de la frontière. Point d'indices visuels qui auraient pu suggérer ce qui, à Casablanca et à Rabat, passe pour presque une évidence. Pourtant… Au poste frontalier situé à 14 km d'Oujda, Zouj-Beghal est toujours là. Réalité implacable qui défie les fantasmes nourris à longueur de jours, de semaines et de mois par les journalistes des métropoles marocaines. La route qui y mène sur une ligne rectiligne est affreusement déserte en cet après-midi du 24 avril. Le décor digne des films westerns est, de temps à autre, cassé par ces petits bambins qui, debout sur les bas-côtés, proposent des bidons de carburant made in… Algeria. Premier signe d'une fermeture “ouverte” de la frontière. Toutes sortes de marchandises traversent quasi quotidiennement ce barrage fictif fait de flics, de douaniers et même de militaires. N'en déplaise à Zouj-Beghal ! Zouj-Beghal (littéralement : deux mulets), qui est l'appellation officielle du poste frontalier côté marocain par opposition à Akid-Lotfi côté algérien, prend une tout autre signification dans l'imaginaire collectif des Marocains, mais aussi des Algériens. Il symbolise l'attitude des dirigeants politiques des deux pays ayant pris en otage les deux peuples qui, eux, ne supportent plus ce divorce non consommé. Et pour cause, même le chauffeur de taxi, que nous avons hélé pour aller aux frontières du réel, semble enthousiaste, croyant naïvement qu'il a affaire à un officiel algérien qui veut aller négocier avec ses homologues marocains, là-bas, au sujet d'“el-houdoud”. Mais dès que nous déclinons notre identité en zoomant droit sur la façade du poste marocain, le “taxieur” (re)devient flic, en nous priant de ranger l'appareil photo. “Il est interdit de prendre des photos, il y a des policiers partout et il vont t'embarquer !” avertit-il, l'air sérieux et apeuré. Apeuré, sans doute, par l'idée qu'il risquait de se voir accusé de “complicité” avec un Algérien et, facteur aggravant, avec un journaliste algérien. Y a donc pas photo pour ne pas gêner notre guide. Arrivé à Zouj-Beghal, notre Mercedes orange vieux modèle est vite repérée par la police des frontières marocaines et les douaniers. C'est la seule voiture — à l'exception de celles qui transportent les agents qui y travaillent — qui a osé s'approcher de l'interdit. De l'intérieur du véhicule, nous apercevons les yeux des “pafistes” braqués sur nous. On a manifestement bousculé leur tranquillité. Une tranquillité vieille de neuf ans. A l'entrée du poste, les barricades et autres barrières de fer dressées sur la chaussée abreuvent déjà notre curiosité : les frontières restent bel et bien fermées. Et en fer. A ce moment-là, nous eûmes une pensée pour les journalistes de la presse casablancaise et leurs articles triomphalistes sur l'éminence de la réouverture de la frontière. Appréhendant visiblement la réaction des flics par rapport à notre intrusion, le chauffeur hésite à quitter sa voiture, comme pour nous envoyer tout seuls au charbon… Debout devant les barricades et face à la cour du poste, nous attendons un signal pour entrer. Un homme d'un certain âge, vêtu d'un costume noir, sort et passe derrière nous sans piper mot. Soudain, il revient sur ses pas et nous apostrophe gentiment : “Qui êtes-vous Monsieur et que voulez-vous faire ici ?” “Nous sommes des journaliste algériens venus faire un reportage sur la frontière”, répondons-nous, calmement. L'homme, gêné et surpris, prend l'air affable et nous serre amicalement la main. “Et vous, que faites-vous ici ?” osons-nous l'interroger. “Je suis un officier de police ici.” Nous lui demandons s'il est possible de discuter un peu avec les responsables sur la prétendue réouverture des frontières. Il prend nos papiers et retourne à l'intérieur de l'édifice. Quinze ou vingt minutes après, il ressort pour nous informer que le commissaire n'était pas là et qu'il fallait patienter. En attendant, nous engageons une discussion sur l'objet de notre reportage, et le flic n'en finit pas de se désoler de ce que la frontière soit fermée entre “les frères”. Aux frontières du réel Il affirme connaître tous les agents algériens qui sont de l'autre côté de la frontière, à un jet de pierre de notre véhicule. Kadour, appelons-le comme cela, dit travailler depuis 25 ans dans ce poste, et que ces neuf dernières années ont été les plus noires pour lui. Noires de ne rien faire, de gérer un espace horriblement vide. Et pendant notre causerie, les policiers marocains en uniforme bleu nuit discutent nonchalamment en petits groupes, pour tuer le temps. Un temps si long et si languissant. La nature à horreur du vide, ces malheureux flics aussi. Les Algériens de l'autre côté ne sont pas mieux lotis. Ils partagent avec leurs homologues marocains la même routine, le même dégoût, mais surtout la même envie que cette frontière virtuelle soit rouverte, ne serait-ce que pour meubler leurs journées moroses qui se suivent et se ressemblent de manière ininterrompue. De l'entrée principale du poste marocain, nous apercevons une plaque lumineuse aux couleurs nationales, à quelque 30 m seulement. Un sentiment d'appartenance nous envahit subitement, sans jamais pouvoir braver l'interdit et aller au-delà de Zouj-Beghal. A cet instant, une Fiat blanche, frappée du rouge et vert et portant l'inscription “Sûreté nationale”, arrive à toute allure. Notre interlocuteur nous informe que c'est le “mouhafadh” (le commissaire). Il a dû certainement être appelé d'urgence. L'officier prend congé de nous et s'en va derrière le véhicule rejoindre son supérieur et lui montrer nos papiers. Entre-temps, nous assistons “en live” à une ouverture des frontières, réelles celles-là. Une file de cinq camions-citernes de la société nationale Naftal traverse allègrement les barrières après seulement quelque cinq minutes, le temps d'estampiller les laissez-passer. Une entrée spectaculaire dans la mesure où la frontière est officiellement fermée. On nous expliquera après que ces fameux camions font le va-et-vient presque tous les jours aux frontières pour aller distribuer du gaz. Cela dure depuis les inondations qui avaient frappé la ville marocaine de Mohammedia en décembre dernier. Mais cette aide algérienne s'est installée dans la durée. Et les “pafistes” des deux côtés se sont accommodés de cette “violation” officielle de la frontière. L'officier en civil nous fait signe de rentrer et nous dirige vers le bureau du commissaire qui nous attendait à l'entrée. D'emblée, le mouhafadh, très affable soit dit en passant, s'excuse de n'avoir “rien” à nous servir. Et comme pour le mettre à l'aise, nous lui expliquons d'abord que nous ne sommes envoyés ni par les services algériens ni par le ministère des Affaires étrangères, et que le seul réflexe de journaliste nous a amenés jusqu'ici pour constater de visu ces frontières qu'on ferme et rouvre invariablement. lll Un mea culpa nécessaire quand on sait la vision qu'ont les autorités marocaines des Algériens en général et des journalistes en particulier. Il fallait donc montrer patte blanche. Rassuré, notre interlocuteur dit partager entièrement notre souci de voir le Maroc et l'Algérie se regarder les yeux dans les yeux au lieu de se tourner le dos. “Que voulez-vous qu'on fasse !” lâche-t-il, désolé par cette situation qui le gêne au premier chef, étant le premier responsable de Zouj-Beghal. “Nous souhaitons tous que la frontière soit ouverte pour le bien de tous, mais hélas, pour l'heure, ce ne sont que des rumeurs sans plus”, affirme-t-il, coupant ainsi court à toutes les spéculations. “Avez-vous été avisé de cette perspective par les autorités de votre pays ?”, interrogeons-nous. “Non, pas du tout”, répond-il, précisant qu'il a lui-même entendu dire que la réouverture était imminente. Notre hôte, au-dessus duquel trône le portrait du roi, préfère mettre de côté son statut d'officiel du royaume, mais surtout de l'Intérieur, pour discuter en tant que “frère” avec nous. Il nous dit toute son envie que les choses changent. Du bon côté bien sûr. Comme tous les citoyens d'Algérie et du Maroc, cet officier pense que les deux pays n'ont pas le choix. “Ils doivent se réconcilier parce qu'ils ont beaucoup plus de ressemblances que de dissemblances.” Pour lui, il n'y a aucune rancœur ni rancune entre les peuples des deux pays. Il marque un moment de silence et lâche franchement désolé que “cela nous dépasse malheureusement” ! Et d'ajouter que c'est aux politiques de faire ce qu'ils doivent faire et que “nous, nous n'attendons que le feu vert pour ôter les barrières”. Nous osons une question un peu gênante : “Est-ce que vous vous surveillez mutuellement avec vos vis-à-vis algériens ?” “Non, non, pas le moins du monde, et après tout, nous, nous ne sommes pour rien dans cette situation, nous ne faisons qu'obéir aux responsables politiques de nos deux pays”, affirme-t-il. Transition faite, il nous raconte la quotidienneté de ses agents et ceux de la douane qui chôment à longueur des journées, des mois et des années. “Ce sont nous qui ressentons le plus la fermeture de cette frontière”, fit-il avec regret. “Si cela ne tenait qu'à nous, je suis sûr, qu'aussi bien nos agents que les leurs (il se rattrape au vol et s'excuse d'avoir désigné la police des frontières algériennes par “leurs”) ne demandent que cela”, soutient-il péremptoire. Il en veut pour preuve que les agents des deux PAF “se connaissent très bien”, puisqu'ils travaillent ensemble depuis longtemps. Les faux ennemis Il y a donc une idée reçue des citoyens des deux pays qui vole en éclat : les policiers marocains et algériens ne se surveillent pas balle au canon, chacun dans sa position, comme on pouvait l'imaginer. On leur a juste demandé de se tenir là, pour veiller sur une frontière devenue, par la force de la débrouille, de la corruption et surtout du “savoir-faire” des trafiquants, une véritable passoire. Et cette réalité, le commissaire est loin de l'ignorer. “Je sais que des tonnes de marchandises transitent quotidiennement et que des dizaines de personnes font des va-et-vient des deux côtés, mais je m'en fiche éperdument, dès lors que cette frontière officielle est contournée”, dit-il l'air un peu amusé, comme s'il encourageait cette réouverture “virtuelle”. Il ne manque pas de signaler que la frontière n'est fermée que du côté algérien. Cela veut-il dire que les personnes peuvent gagner Akid-Lotfi avec la bénédiction de la PAF marocaine ? Le serviteur du roi tempère immédiatement sa “vérité” après que nous lui avons proposé de nous laisser traverser la frontière. “Vous êtes venus par Casa, vous devez y retourner par là-bas !”, se contente-t-il de répondre. La contrebande ? L'officier trouve presque “normale” cette pratique, convaincu qu'on ne pouvait empêcher les citoyens des deux pays qui ont toujours travaillé ensemble. “Ici, c'est la frontière officielle et les contrebandiers ne traversent pas par ici, il y a d'autres points frontaliers non surveillés qui leur permettent de poursuivre leur commerce sans que personne puisse s'en apercevoir.” Laxisme ou complicité ? Le commissaire s'en tient seulement au strict champ de sa compétence territoriale. Mais, il pense qu'il est impossible de stopper la circulation “illégale” des personnes et des marchandises sur une frontière qui s'étend jusqu'à Béni-Ouenif à l'Est et aux confins de Port-Say à l'Ouest, sur une trentaine de kilomètres. Une gageure. Même les troupes militaires des deux pays disséminées çà et là sur la frontière — qui n'a jamais été bornée officiellement — ne peuvent débusquer les spécialistes du trafic transfrontalier. C'est dire que faute de grives, les “pafistes” mangent des merles. Les polices des deux côtés se contentent d'échanger les personnes refoulées qui n'ont pas de papiers, comme on échangerait des prisonniers de guerre, dans un exercice devenu routinier. Dès qu'un Algérien en situation irrégulière est appréhendé, il est tout de suite conduit au poste de police algérien pour le rapatrier. Et cette même procédure est observée par la PAF algérienne dès qu'elle tombe sur un Marocain quelque part à Maghnia ou Zouia. La même démarche est suivie quand un cheptel “transgresse” la frontière. Mais, ici, on convient que les quelques imprudents trafiquants qui “tombent” entre les mains des brigades de gardes frontalières des deux pays ne sont que du menu fretin face au volume ahurissant du trafic qui se fait de jour comme de nuit. On ferme l'œil faute de pouvoir, sinon vouloir l'ouvrir. Notre officier ne veut point s'exprimer sur la permissivité qu'on prête aux “gardiens des frontières” (douaniers, militaires et policiers) qui monnayent leur silence avec les gros trabendistes. C'est pourtant le secret de Polichinelle pour tous ceux que nous avons interrogés à Oujda. La corruption, dit-on, y est à grande échelle. Il sourit seulement comme pour noter l'absurdité de la fermeture des frontières qui, de toute façon, ne l'est “qu'officiellement”. Au besoin, le responsable marocain reprend à son compte le propos de Bouteflika à l'adresse des citoyens de Maghnia qui revendiquaient le statut de wilaya, en leur disant : “Vous avez un pied en Algérie et l'autre au Maroc.” “Il a raison, on ne peut pas empêcher les membres d'une même famille de se voir”, fit-il avec une sacrée dose d'émotion. Cette déclaration semble traduire fidèlement le sentiment de cet officier qui est convaincu qu'“on n'y peut rien devant la volonté des gens d'Oujda et ceux de Maghnia à vivre ensemble”. C'est ce qui semble dicter la conduite à tenir aux “pafistes” des deux pays qui ne veulent point s'encombrer avec ces affaires de contrebande. Les “spécialistes es trafic” en tout genre coulent tranquillement leurs marchandises à Oujda et Maghnia. Les agents de la police des frontières de ce côté, comme ceux de l'autre, coulent tout aussi tranquillement leurs journées, chacun dans son coin, et au diable la contrebande, et bon vent aux affaires, à la drogue… L'atmosphère entre Zouj-Beghal et Akid-Lotfi est on ne peut plus sereine. Les “flics” ne se font pas la guerre. Ils savent que les affaires se font ailleurs. Eux, ils sont là, juste pour planter un décor surréaliste d'une frontière prétendument fermée. Les voilà, les faux ennemis, les vrais frères, qui s'appellent par leurs prénoms — comme nous le certifie l'officier — qui sont tellement éloignés des centres de décision d'Alger et de Rabat, qu'ils ne prêtent plus attention à la “boulitique”. Eux, ils traitent avec le peuple. “Vous savez, quand un agent algérien — douanier ou policier — sollicite un acte de naissance d'un parent à lui né à Oujda ou ailleurs au Maroc, nous lui faisons la commission avec plaisir, et vice versa pour les nôtres qui ont besoin de documents à Maghnia ou à Tlemcen.” Voilà qui résume les rapports qu'entretiennent les Marocains et les Algériens, mieux que n'importe quelle politique. Loin du discours incendiaire d'ici et de là-bas. L'officier qui nous a pris en sympathie a accepté notre demande de faire un tour à l'intérieur de l'édifice aux murs décrépits. Nous sommes à moins de 20 mètres du poste algérien. Un policier en uniforme bleu foncé, assis sur une chaise devant sa guérite, plonge le nez dans un journal. Il ne se rend même pas compte de notre présence de l'autre côté de la frontière flanqué d'un policier, marocain celui-là. Les locaux du poste algérien sont beaucoup plus confortables et plus spacieux, de l'avis même de notre accompagnateur. L'envie nous prend d'aller serrer la main aux agents algériens et par-là même leur poser les mêmes questions. Refus de l'officier marocain, arguant qu'il ne veut point que le manège donne lieu à des susceptibilités de ses collègues algériens. Il nous fait cependant, une grosse concession en nous autorisant à prendre des photos, des deux côtés de la frontière, alors même qu'un panneau de signalisation interdit expressément l'usage des appareils photo. Notre regard s'accroche sur la façade flamboyante de la bâtisse qui, jadis, faisait office de guichets ou s'accomplissaient les formalités de transit pour les touristes algériens. La peinture est fraîche. Un signe ? “Non”, répond le commissaire qui a vite compris l'objet de notre curiosité. “C'est juste un coup de pinceau pour redonner une mine à ces locaux fermés depuis 1994.” Le seront-ils encore pour longtemps ? Le commissaire hausse les épaules et s'en remet à Dieu : Inch'Allah ! Amen ! H. M.