Moataz Salah Eddine est porte-parole d'Al Wafd, le plus vieux parti égyptien, fondé par Saad Zaghloul en 1918. Dans cet entretien, il dénonce ce qu'il appelle l'«ikhwanisation» de la société égyptienne et explique la ligne de son parti dans le contexte politique actuel et son positionnement en vue des prochaines législatives. Il évoque également la stratégie du Front du salut national – dont le Wafd a été l'initiateur – pour contrer l'offensive tous azimuts des Frères musulmans. -Pour commencer, quelle est votre lecture du dernier référendum ? Nous, en tant que Front du salut national (FSN), nous avons équipé une salle d'observation pour le suivi du scrutin et nous avons dénoncé quantité de dépassements, images à l'appui. La Haute instance électorale n'en a pas tenu compte et a annoncé une victoire du «oui» avec près de 64% des voix. Si certains pensent que la Constitution nous met devant le fait accompli, ils se trompent car, de notre côté, nous sommes déterminés à continuer à nous battre pour annuler cette Constitution par tous les moyens pacifiques. Nous sommes aux portes d'élections législatives et la Constitution elle-même indique qu'il y a possibilité, à travers le Parlement, d'amender certains articles. Donc nous, en tant que Front du salut, nous tâcherons d'avoir la majorité au Parlement ou, à tout le moins, un nombre de sièges qui nous permette d'abroger tous les articles de cette Constitution avec lesquels nous ne sommes pas d'accord. Le changement de la Constitution fait partie des causes fondamentales pour lesquelles se bat Al Wafd. Il est utile de rappeler que le Wafd avait conduit par le passé une grande coalition nationale pour faire abroger la Constitution de 1930 et y était parvenu en 1935 par la voie parlementaire. Nous considérons donc que la participation aux législatives peut faire annuler ce texte. Nous ne pouvons valider cette Constitution, qui ne représente pas l'esprit de la Révolution, et nous ne saurions tolérer qu'une faction quelconque s'accapare du pouvoir et qu'elle tire seule profit des fruits de cette révolution simplement parce qu'elle est la plus organisée. -Les recours que vous avez introduits sont donc restés lettre morte… Nous les maintenons, mais les résultats de la commission électorale ont été entérinés. Par conséquent, cette bataille juridique est sans issue. Mais il y a d'autres plaintes qui vont être examinées le 15 janvier prochain par la Cour constitutionnelle, qui portent sur la composition de l'Assemblée constituante et du Majliss Echoura (Chambre haute du Parlement, ndlr). Pour le reste, le référendum a immunisé la Constitution. -D'aucuns estiment que l'opération a été conduite à l'envers et qu'il aurait fallu d'abord promulguer la Constitution avant de procéder à l'élection présidentielle. Qu'en pensez-vous ? C'est exactement ce qu'avait revendiqué le Wafd. On avait dit : commençons d'abord par rédiger la Constitution, mais les amendements introduits en mars 2011 (référendum constitutionnel du 19 mars 2011, ndlr) en ont décidé autrement. Le courant islamiste s'était imposé en disant : «Celui qui vote ‘oui' ira au paradis et celui qui vote ‘non' ira en enfer» ! Hélas, le processus a été inversé et celui qui est aujourd'hui au sommet du pouvoir s'est taillé une Constitution sur mesure afin de s'emparer des institutions du pays et de pouvoir «ikhwaniser» l'Etat à sa guise. Nous avons essayé de trouver un arrangement avec les islamistes au sein de l'Assemblée constituante. Nous voulions conclure un «gentleman agreement» mais ils n'ont pas respecté leurs engagements, ce qui nous a poussés à nous retirer de la Constituante. Aux élections de 2010, le Wafd s'était retiré avec tout ce qu'il a comme poids politique et historique et cela a été le premier clou planté dans le cercueil du régime Moubarak. -Votre stratégie repose donc essentiellement sur la conquête du Parlement. Comment se dessinent les alliances que vous allez contracter afin de remporter cette bataille électorale ? L'une des options est que le Front du salut national participe avec une liste commune. Et Al Wafd est prêt, en l'occurrence, à faire prévaloir l'intérêt national avant l'intérêt partisan. Une commission spéciale pour les élections a été créée (par le FSN) ; elle est présidée par Abdel Magyd Mostafa, un dirigeant de l'Association nationale pour le changement, et Al Wafd est membre de cette commission. Nous nous en remettrons aux décisions de cette commission même si nous devions avoir moins de candidats. Nous n'allons pas faire valoir le fait que Al Wafd est le plus grand parti non religieux en Egypte, conformément aux dernières élections législatives, avec 57 sièges. Aujourd'hui, il est question du détournement d'un pays et de l'«ikhwanisation» d'un Etat. Ce courant de pensée est une provocation à l'égard de toutes les forces civiques en Egypte et nous ne permettrons pas à ce courant de kidnapper l'Etat égyptien. Nous ne permettrons pas d'«ikhwaniser» l'Etat égyptien. Nous disons que l'Egypte a un background civilisationnel vieux de 7000 ans qu'il est difficile d'occulter. Peut-être que dans un petit pays qui n'a pas de racines, cela peut se faire, mais pas en Egypte qui est l'une des plus grandes nations de l'histoire et qui a un Etat depuis des milliers d'années. -Quelles sont les garanties qui doivent être fournies, selon vous, pour assurer la régularité des prochaines élections ? Il plane déjà des doutes sur la régularité des prochaines élections. La principale garantie réside dans la surveillance du scrutin à travers les délégués des partis. Le contrôle sera, en outre, exercé par l'ensemble de la société civile égyptienne. Il y a également le rôle des médias. L'autre garantie est qu'il y ait un juge pour chaque urne et qu'il y ait une couverture judiciaire complète pour superviser ces élections. Il faut, par ailleurs, que les résultats soient annoncés dans toutes les circonscriptions électorales. Nous sommes aujourd'hui confrontés à une nouvelle bataille qui est l'élaboration de la nouvelle loi électorale qui sera promulguée par Majliss Echoura. Les partis ne sont pas représentés dans cette instance, hormis le Wafd qui y compte 15 membres. Nous allons donc y livrer un rude combat au nom du Front du salut national. Et nous allons œuvrer pour le respect de ces garanties à travers cette loi. Le Parti de la liberté et de la justice (affilié aux Frères musulmans) préconise que le tiers des sièges soit attribué suivant le mode de scrutin uninominal et deux tiers par scrutin de liste. Nous, nous voulons que tout le scrutin obéisse à la règle du vote par liste. Nous veillerons à ce que la loi électorale assure toutes ces garanties et que ce soit appliqué sur le terrain. Je pense qu'après la révolution du 25 janvier, il sera très difficile de truquer les élections législatives et, si jamais il y aura fraude, le système va signer son acte de décès comme cela est arrivé au régime de Hosni Moubarak qui est tombé trois mois seulement après avoir truqué les élections législatives (de novembre 2010). -Pourtant, le dernier référendum était entaché de fraude, selon vos propres observations… Dans le cas du référendum, c'était différent. Il n'y avait pas d'observateurs des partis politiques. Qui plus est, il y avait un manque de juges pour superviser le scrutin. On s'est servi de fonctionnaires administratifs affiliés au Parti de la liberté et de la justice. Lors des prochaines législatives, il y aura des représentants des partis et des candidats dans tous les bureaux de vote. Il y a aussi le jeu des alliances politiques et tribales. Il sera donc très difficile de truquer les élections de l'Assemblée des députés. -Vous avez décliné l'offre de dialogue faite par Mohamed Morsi. Quelles sont vos conditions pour prendre langue avec le Président ? Nous avions auparavant refusé cela car nous avions exigé l'annulation de la déclaration constitutionnelle et du référendum. Après, il fait des appels au dialogue à travers la télévision. Nous, nous voulons un ordre du jour bien précis. Nous voulons que soient clairement identifiées les personnalités qui participent à ce dialogue. Nous voulons qu'en soient précisés les objectifs. Nous ne voulons pas de simples séances photo pour faire croire aux gens qu'il y a un dialogue. Nous voulons un dialogue sérieux et fructueux, avec un agenda précis. -Combien de sièges prévoyez-vous aux législatives ? Si les choses se déroulent dans de bonnes conditions, le courant islamiste n'obtiendra pas plus de 50% des sièges. Nombre d'observateurs soutiennent qu'au vu de leur ancrage social et de leurs moyens financiers, les islamistes rafleront encore une fois la majorité…Et ils useront aussi de la «baltaga», mais je peux vous assurer que leur popularité est au plus bas. Ils ont eu 75% aux dernières législatives, mais ils n'obtiendront jamais un tel score tous autant qu'ils sont : Frères Musulmans, parti Ennour (salafiste), tous réunis. L'Egypte ne sera jamais un Etat religieux ! Les institutions de la société égyptienne, ses partis, ses syndicats, sa société civile, ses médias ne permettront jamais cela. Les tentatives de casser la volonté de la justice égyptienne sont vouées à l'échec. La justice égyptienne aura le dernier mot. Il est très difficile de contrôler la justice et les médias. -Vous aviez lancé un appel, en tant que Front du salut national, au peuple égyptien pour sortir manifester massivement le 25 janvier prochain. Cela pourrait-il changer la donne ? Les gens vont certainement sortir en masse et nous accordons de l'importance à cet aspect. Ceci dit, nous considérons que le plus important est de nous concentrer sur les élections législatives. Nous, en tant que parti Al Wafd, nous nous préparons depuis plus de trois mois pour ce rendez-vous. Nous espérons que le Front du salut fera un bon score. Et si les partis qui siègent dans le FSN n'engagent pas une liste commune, nous serons le dernier parti à nous retirer du Front. A quoi bon avoir 100 députés au nom d'Al Wafd quand l'Egypte est en train de s'écrouler ? A quoi bon d'avoir une majorité quand le pays est sur le point de se transformer en deuxième Afghanistan ? -Le Front du salut national pourrait-il s'ouvrir à d'autres partis ? Il faut rappeler que le Front du salut national est une idée du Wafd à la base et c'est ici, au siège du parti, qu'il a été créé le soir du 22 novembre 2012.Il compte actuellement Al Wafd, le Doustour, le Parti des Egyptiens libres, le Parti égyptien démocratique, le Courant populaire, la Coalition populaire socialiste ainsi que des syndicats et des personnalités nationales. Le Front est ouvert à tout le monde et accueille tous les braves citoyens. Il n'exclut que les «fouloul» (les appendices) de l'ancien régime ainsi que les partis qui se disent non islamistes et qui sont en réalité les laquais des Frères musulmans et consorts. -Pour finir, quelles sont les prémices de cette nouvelle année ? La crise politique qui divise le pays va-t-elle perdurer ? Je pense qu'il y aura un clash durant la période transitoire du fait que les choses, au fond, n'ont pas changé. Les gens n'ont pas le sentiment qu'il y a eu une révolution. Cette période de transition va donc continuer. Mais s'il y a des élections honnêtes, et sachant que le Parlement a un grand rôle à jouer et que c'est lui qui choisit le gouvernement de concert avec le chef de l'Etat, ce sera une bonne chose. Dans tous les cas, cela va être une année décisive. S'il n'y a pas fraude, ce sera un gage de stabilité. S'il y a fraude, ce sera la chute fracassante de ce régime.