A vingt kilomètres seulement au sud-ouest de Tizi Ouzou, on passe d'une dimension à une autre, du réel au virtuel. Sidi Ali Bounab est plus connu des moteurs de recherche sur Internet que de l'administration locale. On parle du maquis en oubliant les hommes. De la lutte antiterroriste sans parler du développement. On convoque facilement les orgues de Staline, jamais les véhicules des services techniques de la commune ou de la wilaya. On raconte volontiers les casemates, en oubliant les villages. Pourtant, il existe à l'orée de ce terrible maquis des villages comme dans toutes les localités de la Kabylie, et les préoccupations des citoyens sont basiques, élémentaires, vitales. Pour leur prêter une oreille attentive, il a fallu que les comités de village rendent visite aux bureaux de presse à Tizi Ouzou. Ce qui les amène, c'est un problème d'alimentation en eau potable qui se pose depuis six mois. Ils s'étaient précédemment adressés à des représentants des pouvoirs publics. Ils en sont revenus déçus, parfois choqués. « Vous avez été le refuge des terroristes... ». « Pourquoi n'allez-vous pas voir le général (...) qui est de votre région ? » Ils sont ainsi renvoyés au théâtre des opérations. Entre les groupes terroristes et le dispositif sécuritaire, il n'y a pas de place pour des citoyens qui peuvent avoir tout simplement soif. Dans le meilleur des cas, on leur réclame de trouver un engin pour aller réparer en forêt le réseau d'AEP. « Aux yeux de l'administration, on n'existe pas. On a eu du mal à obtenir récemment l'agrément pour notre comité de village », nous dit un représentant d'Aït Maâmar. « Nous avons vu, il y a quelques années, les cartes des forestiers, il n'y avait pas trace de notre village comme ceux de Tala Malek et d'Aït Sidi Smaïl », poursuit notre interlocuteur. Lors d'une opération antiterroriste en 2001, des villageois de Aït Maâmar ont été surpris par le feu des projectiles. Ils sont allés, le lendemain, voir le commandant à Tadmaït. Les militaires ont rétorqué qu'ils n'étaient pas informés de l'existence de villages de l'autre côté du maquis. « Depuis ce jour, on n'a pas connu de frayeurs de ce genre », dit le représentant du village. C'est aux militaires également que les villageois se sont plaint, un jour, d'un agent de l'Algérienne des eaux qui a tourné les vannes dans le mauvais sens, en haut de la colline. L'agent de l'ADE ne s'avisera plus d'assoiffer les villages en contrebas. L'ordre était de nature martiale. Les villageois ne parlent pas facilement des exactions commises par les terroristes. Ils répondent par un simple acquiescement de la tête à la question de savoir s'ils ont beaucoup subi lors de ces dix dernières années. L'instinct de survie comme réflexe permanent pour évoluer sur cette corde raide qu'est devenue la vie à Sidi Ali Bounab. A quoi bon alimenter la mythologie terroriste en relatant les menées des sinistres « Errougi » ou « Ghoulam », des êtres désincarnés qui n'auront existé que le temps de leur folie meurtrière. Ils font partie du passé, même s'ils sont peut-être toujours en « vie ». Il est même arrivé d'oser le terme « Tora Bora algérien », comme pour désertifier ce relief boisé et le vider de ses habitants. L'écolier de l'extrême L'avenir appartient à cet enfant de six ans, qui parcourt 5 kilomètres à pied, à l'aller et au retour, pour aller de son village Hidoussa jusqu'à l'école primaire, située au village Aït Khercha. Il part seul, le matin, et rentre seul, le soir. Comme un grand. Il ne sait pas ce qui lui arrive mais son histoire mérite d'être connue. Il a été condamné à ce périple solitaire sur les monts de Sidi Ali Bounab parce que l'école de son village Hidoussa n'a pas ouvert une classe de première année à la rentrée scolaire de 2005. Il n'y avait pas suffisamment d'élèves, disent ceux qui sont chargés d'appliquer la carte scolaire. Les parents de cet enfant ont été alors contraints de l'inscrire à l'école d'un autre village, situé cinq kilomètres plus loin. Ses jambes d'enfant de six ans sont précipitées, par tous les temps, sur les chemins déserts de la montagne. Il est seul à parcourir les kilomètres le séparant de l'école car les autres élèves se trouvant dans le même cas ont été envoyés par leurs parents chez des proches en ville, à Draâ Ben Khedda, ou sont restés chez-eux en attendant la prochaine rentrée scolaire. « Le directeur de l'école a refusé d'ouvrir une classe de première année pour six élèves. Nous avons rencontré l'inspecteur qui nous a dit que la classe pouvait être ouverte pour 8 élèves. Si l'on compte trois qui ont redoublé, plus les six nouveaux, on obtient neuf élèves. On n'a pas été entendus et une enseignante a été mutée », nous dit un villageois de Hidoussa. Le commerçant du village dit avoir croisé, un matin, l'écolier solitaire, marchant tête nue sous la pluie. « Quand il est monté dans la voiture, c'est comme si on avait déversé sur lui un bidon d'eau. Il était mouillé jusqu'à l'os », raconte le commerçant, le cœur serré. Dans vingt ans, cet écolier de l'extrême, sans prénom, sans visage, prouvera qu'on a eu tort de lui fermer l'école de son village, et que le succès est au bout de ce dur chemin où on l'a abandonné seul. Les villageois sont très attachés à leurs écoliers. Le président du comité du village a eu un peu maille à partir avec l'infirmier du dispensaire. « Je lui ai demandé d'être présent toute la journée, au moins jusqu'à la sortie de l'école. Il doit être là si jamais un élève tombe, par exemple », dit le président du comité. Mais rien n'y fait. L'appel du large est trop fort. Même sans médecin, le dispensaire peut servir en cas de mauvaise chute, d'autant plus que les villages limitrophes ne disposent pas d'unités de soins, comme Aït Maâmar et Aït Saâda. Ce deuxième village devait être doté d'une polyclinique au début de la décennie précédente, mais le cours des événements en a décidé autrement. L'infrastructure a été réalisée mais a été très vite affectée aux services de sécurité. La guerre était là. A présent, la construction abrite la garde communale. Pour la polyclinique, il faudra attendre une décennie plus clémente. Ou alors faire un forcing pour obtenir un nouveau financement et sensibiliser les autorités sur la situation vécue par les villageois.Pour sortir du noir et obtenir l'électricité, en 1992, il a fallu mener une opération d'éclat en 1987, au temps du parti unique. La protesta n'était pas à cette époque le sport préféré dans la région. Quatre comités de villages avaient décidé en assemblée d'aller occuper l'APC et la daïra jusqu'à obtenir l'engagement ferme de lancer les travaux d'électrification. Le wali s'était déplacé à Tadmaït et a rencontré les représentants des villages au siège de la brigade de gendarmerie. L'engagement a été pris et les travaux lancés. « Nous avons participé aux travaux et l'électricité a été mise en service en 1992 », nous dit-on. La lumière en 1992, c'est donc trente ans après l'Indépendance. Elle a pourtant été chèrement payée dans cette contrée. « La commune de Tadmaït compte, à elle seule, plus de mille martyrs. Le président de la République l'a qualifiée de commune martyr lors de son passage, l'année dernière, au chef-lieu de la daïra », nous disent les villageois. La soldatesque coloniale a été particulièrement sauvage dans la montagne. La mémoire est vive et les blessures béantes. Des femmes ont été fusillées dans ces villages et l'on n'est pas prêt d'oublier leur martyre. Au lendemain d'un sabotage opéré par les moudjahidine sur une route empruntée par les engins de l'armée coloniale, l'officier de la localité a décidé de fusiller, un jour de 1959, huit villageois, dont trois femmes, qui étaient en captivité. Femmes-courage « Ils ont été tués et mis dans une fosse commune à l'endroit même qui a été visé la veille par nos combattants. Leurs ossements y sont toujours et la route n'a été détournée que longtemps après l'Indépendance », nous raconte-t-on. Huit personnes exécutées pour une route dégradée. L'endroit s'appelle Tiksrith, à la sortie du village Aït Saâda. Une stèle a été érigée mais la plaque a été enlevée. Pourquoi ? Il y a peut-être une explication. « Ils ont mis le nom du wali qui a inauguré la plaque, et non les noms des huit martyrs », nous dit-on. Une étrange atmosphère règne sur ce lieu. L'histoire est là, palpable. Mais pourquoi les survivants ne disent pas les noms de ces femmes qui étaient sorties de leurs foyers pour affronter l'occupant ? Ceux qui ont assisté, enfants, à la terrible scène, en parlent les larmes aux yeux. Ils en restent traumatisés aujourd'hui encore, la cinquantaine pourtant endurcie par d'autres épreuves. Au village Hidoussa, on nous montre au loin un endroit appelé Affroun. Il n'est pas seulement chargé d'histoire, il est chargé de martyrs. Même année, 1959, 58 éléments de l'ALN avaient été piégés dans une grotte. Encerclés, ils ont été gazés. Ils y sont encore, à ce jour. Aucune autorité officielle n'est allée se recueillir à leur mémoire, leur rendre hommage. Le lieu est à l'abandon. « Aucune stèle commémorative n'a été posée, ni même aménagé un chemin qui mènerait à cet endroit », s'insurge-t-on. Un demi-siècle après ces sacrifices anonymes, les conditions de vie n'ont pas beaucoup changé. Les femmes, toujours elles, se lèvent au milieu de la nuit pour entamer les allers et venues aux fontaines autour des villages, avant que le débit d'eau ne faiblisse. Pendant notre entretien avec les villageois d'Aït Saâda, nous voyons passer deux femmes chargées de linge lavé. Elles reviennent d'une source en contrebas du village. Une vision d'un autre temps. « Nous sommes raccordés au réseau AEP mais l'eau ne coule pas pour la moitié du village », nous dit-on. La route menant à Draâ Ben Khedda, sur une dizaine de kilomètres, est complètement accidentée à de nombreux endroits. Le tronçon menant au village Aït Maâmar est resté à l'état de piste. La réfection du chemin n'arrive pas pour une fumeuse histoire de classement de la route, nous renseignent les villageois. Entre chemin de wilaya, communal, ou piste de montagne, les autorités hésitent et font durer un rythme de vie chaotique à ceux qui empruntent journellement cette route. Les propriétaires de fourgons assurent courageusement la liaison avec les chefs-lieux des communes limitrophes, comme celle de Tadmaït, dont dépend Sidi Ali Bounab. Mais les transporteurs ne peuvent pas assurer des évacuations « médicalisées ». Un jeune de Hidoussa, retiré d'une retenue d'eau en 2003, est décédé à deux pas du secteur sanitaire de Draâ Ben Khedda où il a été transporté. Les jeunes de Sidi Ali Bounab hésitent à poser leurs préoccupations. Ils oublient les loisirs et essaient d'aider leurs parents à subvenir aux besoins de la famille. Entre un passé chargé d'histoire et un présent plombé, dans tous les sens du terme, les jeunes luttent en silence contre la chape de l'isolement et de la misère. Ils parlent du regard, interloqués que l'on se souvienne d'eux. Comme ce jeune de 23 ans, au visage déjà marqué par l'épreuve et les désillusions, s'occupant du café de Tibhirine, à Aït Saâda. Le verbe aussi rare que le client, il écoute la radio qui semble s'adresser à lui : « Toi qui résiste/Face contre terre... »