Novembre 1947 est un moment exceptionnel dans l'histoire de l'art moderne algérien. A la prestigieuse galerie Maeght de Paris, se tient une exposition unique à laquelle se pressent écrivains et artistes de renom, journalistes et critiques d'art, grands collectionneurs fortunés… Ce n'est pourtant pas Picasso qui expose, ni Chagall ou quelque grande signature de la peinture ou de la sculpture. Mais une adolescente de 16 ans au nom exotique et qui vient d'Algérie. Elle se nomme Baya. On se demande qui elle est et surtout ? comment a-t-elle pu avoir accès à la galerie Maeght où des artistes confirmés du monde entier rêvent d'exposer ? Cet espace a été créé par Aimé Maeght qui a connu une dure enfance. Orphelin, il a dû travailler très tôt, devenant ouvrier imprimeur, puis graveur lithographe. Qui aurait pensé que ce jeune homme deviendrait un marchand d'art important et une personnalité de premier plan du marché mondial de l'art qui, après la guerre mondiale, connaît une expansion prodigieuse, notamment aux Etats-Unis ? Mais Paris continue à être une capitale internationale de l'art. En 1946, Aimé Maeght qui a œuvré dans la Résistance ouvre sa galerie. Plus tard, il créera la Fondation Maeght de Saint-Paul-de Vence, haut lieu de l'art jusqu'à ce jour. Il est le galeriste mais aussi l'ami de plusieurs artistes émérites : Braque, Miró, Chagall, Léger, Bonnard, Tapiés, Giacometti… En 1943, en pleine guerre mondiale, Aimé Maeght se rend à Alger. Il y va notamment pour rencontrer Jean Peyrissac, peintre et plasticien, pour lui commander des œuvres qu'il compte exposer. Peyrissac est venu à Alger dans les années vingt. Alors plutôt orientaliste, il dessine des personnages de La Casbah en compagnie du peintre Albert Marquet. Dans son atelier algérois, Peyrissac montre à André Maeght des gouaches d'une fille qu'il a connue chez une amie qui a recueilli cette petite orpheline chez elle. Baya Haddad est née le 12 décembre 1911 à Fort-de-l'Eau (auj. Bordj El Kiffan). Ses deux parents décédés, elle se retrouve chez sa grand-mère qui doit travailler pour subvenir à leurs besoins. Pour aider sa grand-mère, la petite Baya l'accompagne dans la ferme d'horticulture qui l'emploie. Elle y découvre un univers extraordinaire de fleurs, d'oiseaux, d'abeilles… La sœur de la propriétaire, Marguerite Carminat, rencontre Baya et, émue par le destin de l'enfant, charmée par sa gentillesse et répondant peut-être aussi à un besoin de maternité, elle propose de l'installer chez elle et de la prendre en charge. Il était question aussi de soulager la grand-mère d'une bouche à nourrir, bien qu'on ne sache pas comment la vieille dame a pu vivre cette séparation. Remarquant le goût de Baya pour le dessin, Marguerite Carminat lui achète des crayons de couleurs et une boîte de peinture. Dès lors, l'enfant se passionnera pour la peinture à travers laquelle elle commence à exprimer son univers féerique. Fleurs pour sa propre éclosion à la vie ? Personnages de femmes pour sa mère disparue et sa grand-mère finalement perdue ? Oiseaux admirés pour les envols qu'elle projetait en elle-même ? Mais ces interprétations plausibles pouvaient renvoyer à d'autres considérations que seule la petite fille connaissait et que même Baya adulte a pu oublier par la suite. Au-delà des supputations psychanalytiques, cet univers respire de beauté et d'innocence et, surtout, la manière de le peindre, sans aucune référence académique, dans la spontanéité du mouvement, l'audace des formes et des couleurs, le rapprochement de la volonté de liberté créatrice qui est la base même de l'art moderne et contemporain. Cela, Aimé Maeght, fin connaisseur, esprit novateur, découvreur de talents, l'a tout de suite compris. Fasciné par les gouaches que lui montre Peyrissac, il décide de monter une exposition de Baya dans sa galerie. On peut supposer que dans ce projet, le grand amateur et animateur d'art, qui fut Pupille de la Nation, a ressenti aussi une sorte de solidarité d'orphelins avec Baya. Si un tel sentiment a pu intervenir, cela n'aurait été qu'à titre secondaire car Aimé Maeght était connu pour sa rigueur dans ses choix artistiques et la gestion de sa galerie. C'est ainsi que Baya se retrouvera à Paris, exposant dans l'une des galeries les plus en vue dans le monde. Un événement que l'écrivain Kateb Yacine inscrira dans «l'ordre de la fable». Durant son séjour, elle fera l'objet d'une attention soutenue, apparaissant dans les médias, notamment dans la fameuse revue Vogue avec un article de la grande écrivaine Edmonde Charles-Roux, présidente actuelle de l'Académie Goncourt. Baya rencontre le peintre Braque et de nombreuses autres figures de l'art. Elle séjourne à Vallauris, sur la Côte d'Azur, où elle travaille la céramique à l'Atelier Madoura aux côtés de Picasso. A notre connaissance, jamais un ou une artiste aussi jeune n'a connu un tel destin artistique, ni bénéficié d'une exposition dans une galerie de premier plan de la scène artistique mondiale. Dans le catalogue de l'exposition (fac-similé de la couverture en page 11), André Breton, écrivain et fondateur du mouvement surréaliste, écrit un texte magnifique sur la peinture de «la très gracieuse Baya» (lire ci-dessous). Avec des teintes d'exotisme, l'écrivain n'oublie pas ses engagements. Celui qui sera l'un des premiers à signer, en 1960, le Manifeste des 121 qui affirme que «la cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres», lie les œuvres de Baya à «la délivrance du monde» et parle du «monde musulman, scandaleusement asservi». Commentant l'exposition de 1947, Kateb Yacine écrira que Baya «incarne les premiers pas d'un art algérien moderne dont les cheminements complémentaires ne se cristalliseront décisivement que durant la décennie suivante, à travers la peinture des précurseurs, tels Issiakhem et Khadda, tous nés comme elle autour de 1930». Ainsi, il donnait à Baya sa véritable place dans l'histoire de l'art moderne algérien : celui de «mère». En cela, l'artiste, à la douceur et à la discrétion légendaires, qui nous a quittés en novembre 2009, aura marqué une sorte de record en étant la seule femme au monde à avoir initié, certes par un «concours ultra-favorable de circonstances» (dixit Breton), l'art moderne de son pays.