Deux ans après la chute de Ben Ali, la Tunisie cherche encore sa voie sur le chemin escarpé de la démocratie. Tunisie De notre correspondant Ce n'est pas par pur hasard que la ville de Redayef a été choisie pour commencer ce reportage itinérant sur le bilan de la révolution tunisienne, deux ans après la chute de Ben Ali. Le choix n'est pas non plus dicté par le fait que Redayef est à l'extrême sud du pays et qu'il faut monter vers le Nord. Il s'agit plutôt de différencier ce village qui s'est soulevé en 2008 pour réclamer sa part du développement, malgré la dictature atroce de Ben Ali. Ce soulèvement a lancé les prémices des contestations étouffées, d'abord, dans la terreur avant qu'elles n'aient raison du régime de Ben Ali, suite au soulèvement de décembre 2010. Qui dit Redayef (ville de 30 000 habitants au sud-ouest de la Tunisie, à 40 km de la frontière algérienne et 440 km de Tunis) dit le syndicaliste Adnene Hajji, condamné à dix ans de prison en décembre 2008, libéré en mai 2010 et l'un des leaders pendant la révolution du Jasmin (17 décembre 2010-14 janvier 2011). Pour Hajji, la pauvreté, la marginalisation et la souffrance sont devenues le quotidien de la population de Redayef depuis la création de la Compagnie des phosphates, en 1898 et ça n'a pas changé depuis, même pas après la révolution. C'est la raison pour laquelle Redayef a observé une grève générale le 3 janvier 2013. «Il est temps que cette population récolte les fruits de ces années sèches, rudes et tristes de pauvreté et de souffrance !», lance-t-il. Mais, décidément, le chemin est encore long, regrette-t-il, en affirmant que «la révolution n'a pas encore réalisé ses objectifs». Kasserine la guerrière En remontant un peu vers le Nord, au milieu d'un paysage quasi désertique. Point de végétation digne de ce nom ni d'activité économique. L'autre ville minière de Moularès, croisée à une trentaine de kilomètres, n'améliore en rien le paysage grisâtre qui s'offre à longueur de vue. 142 kilomètres plus loin, la ville de Kasserine pointe à l'horizon, perchée sur le flanc d'une colline, à la base du djebel Chaâmbi, haut de 1544 mètres. Kasserine a donné 21 martyrs à cette dernière révolution. Son soulèvement les 8, 9 et 10 janvier a constitué le tournant de la révolte contre le régime. «Ben Ali a ordonné de bombarder la cité Ezzouhour pour faire taire la révolution», me raconte le juge Lotfi Ben Jeddou, enfant de Kasserine, qui a instruit les incidents de sa ville de janvier 2011. «J'ai écouté 1500 témoignages et essayé de ne léser personne mais, l'administration est encore dans les demi-mesures. Imagine, j'ai émis deux mandats d'amener contre deux personnes, mais ils n'ont jamais été exécutés par les services du ministère de l'Intérieur», regrette-t-il. Sur la place centrale de la ville, devant la mairie, plusieurs dizaines de jeunes sont rassemblés. Ils scandent des slogans réclamant le déblocage de leur paie mensuelle. «Cela ne leur suffit pas qu'il s'agisse de 240 dinars (120 euros). Ils nous tuent à chaque fin de mois avant de nous remettre nos mandats», raconte Béchir Guesmi, âgé de 32 ans et maîtrisard en littérature arabe depuis 2004. Il espère se faire recruter dans la fonction publique, car l'enseignement est déjà saturé pour la langue arabe. Béchir ne rate aucun concours et dépose des demandes de recrutement. Pourtant, il continue à broyer du noir avec les 12 000 Kasserinois employés comme lui dans les chantiers. «Le gouvernement a promis depuis son installation fin décembre 2011 de faire disparaître ces chantiers en intégrant leurs employés dans la fonction publique. Mais, il n'a pas tenu ses promesses», regrette Béchir. Les trois présidents, Marzouki, Ben Jaâfar et Jebali ne sont pas venus cette année à Kasserine pour la commémoration de la révolution. «Ils ont peur de se faire dégager par les habitants, comme ce fut le cas à Sidi Bouzid, le 17 décembre dernier», remarque Samir Rabhi, ex-porte-parole de l'instance supérieure de réalisation des objectifs de la révolution. «La population locale en a marre des promesses, alors que rien de concret ne se réalise pour réduire le chômage et la pauvreté dans cette région délaissée depuis des décennies», constate ce professeur de français et l'un des leaders régionaux pendant les événements de janvier 2011. Sidi Bouzid la pionnière Le 17 décembre 2010, un jeune vendeur de légumes, Mohamed Bouazizi, âgé de 26 ans, s'immolait par le feu à Sidi Bouzid, 76 km à l'est de Kasserine et à 259 km de Tunis. Bouazizi a protesté contre une énième injustice du régime. Il ne savait pas que son geste était la goutte d'eau qui allait faire déborder le vase. Des suites de cet incident, le régime de Ben Ali a chuté le 14 janvier 2011. Mais, quel impact sur les Bouzidiens ? «Le gouvernement n'a rien fait pour nous. Ses membres ne s'intéressent qu'à se partager les fauteuils entre eux. C'est comme s'ils voulaient de nous punir pour avoir déclenché la révolution», s'est insurgé Bouderbala Khammassi, un chômeur de 32 ans blessé durant la révolte. Pour son ami Farid Nciri, maîtrisard en sciences religieuses et chômeur depuis 5 ans, le nouveau gouvernement ne s'est pas intéressé au développement régional dans les zones marginalisées du pays. «Comme sous Ben Ali, le gouvernorat (préfecture) a ouvert quelques chantiers provisoires qui ne résolvent pas le problème endémique du chômage», a-t-il déploré. «Ils privilégient les sympathisants d'Ennahda et leurs parents dans les recrutements. La révolution n'a pas été faite pour que perdure la corruption», a-t-il protesté. Selon les statistiques du ministère de l'Industrie, les investissements ont chuté de 36% dans la région de Sidi Bouzid et les offres d'emploi de 24,3% sur les 11 premiers mois de 2012 par rapport à la même période de 2011. Sidi Bouzid ne paraît pas connaître un quelconque développement économique au cours de ces deux dernières années. Violence Sur notre route vers Tunis, on a fait un petit détour par Siliana, ville située à 130 km de Tunis, qui a fait la une des événements de fin novembre avec des incidents entre les citoyens et les forces de l'ordre, occasionnant plus de 300 blessés. Bien que passant en fin d'après-midi, on a croisé devant le siège de l'Union régionale de travail, Ahmed Chafaï, son secrétaire général adjoint. Pour lui, «l'utilisation par la police de la chevrotine pour réprimer les protestations sociales est une première en Tunisie. Ce procédé n'a jamais été utilisé, même pas sous Ben Ali». Le dirigeant syndicaliste a déploré que «de jeunes manifestants aient été gravement touchés aux yeux suite à ces incidents et la thérapie n'a pas réussi, car la prise en charge a été tardive». Outre les problèmes économiques, la Tunisie fait aussi face au défi que représentent les groupuscules islamistes radicaux qui ont orchestré des heurts, parfois sanglants, depuis mai 2011 et les incidents de Rouhia (près de Siliana), qui ont vu le décès de deux militaires. Sont venus ensuite les incidents de Bir Ali Ben Khelifa (près de Sfax), qui ont enregistré le décès de trois djihadistes. La dernière vague s'est déroulée à Bouchebka, sur la frontière algérienne, il y a eu la découverte d'une cellule travaillant pour Al Qaîda au Maghreb islamique. Ce n'est donc pas la joie. Durant ces deux ans de révolution, jeunes et moins jeunes vivent dans l'attente de voir leur situation s'améliorer. Ils alternent sit-in, contestations et négociations pour faire le plus possible de pression afin d'avancer vers les idéaux de dignité et de liberté, promis par la révolution du Jasmin. Toutefois, comme les résultats tardent à venir, ceux qui ont fait la révolution sont désormais tiraillés entre le désespoir et une nouvelle révolte. Les plus vieux essaient de les calmer en les assurant qu'effectivement «le gouvernement n'a pas de baguette magique», comme l'a dit le président Marzouki. Mais une question hante les chômeurs et les rend perplexes : le gouvernement actuel est-il en mesure de changer leur destin ?