Après un long périple de quelque 1600 km, nous voici enfin à In Amenas. La veille, l'opération Tigantourine a été déclarée officiellement terminée. Pourtant, la ville gazière connaît une effervescence ininterrompue qui vient rappeler que l'événement traumatique que la région a vécu mercredi dernier, suite à l'attaque terroriste du site de British Petroleum, est loin de s'estomper. Pour preuve : l'animation frénétique autour de l'établissement public de santé de proximité d'In Amenas. In Amenas (Illizi). De notre envoyé spécial Hier vers 13h, on pouvait voir à travers la grille de la polyclinique une escouade de pompiers en gants blancs, portant des masques, hissant plusieurs cercueils avant de les déposer dans un camion faisant office de morgue, tant celle de la polyclinique s'est révélée exiguë. Un peu plus tard, un camion transportant six cercueils vides pénètre dans l'enceinte hospitalière. Une délégation japonaise supervise l'opération. Selon une source policière, «sept corps de ressortissants japonais ont été identifiés à la morgue». Un bus transportant la délégation japonaise ainsi que le camion-morgue devaient prendre ensuite la route de l'aéroport. Pour sa part, l'établissement sanitaire n'a pas souhaité faire la moindre déclaration à la presse, en dépit du nombre important de journalistes et cameramen campés devant la polyclinique. Des policiers en gardent jalousement l'entrée, tandis que nous assistons à un défilé incessant de véhicules de police, de la Gendarmerie nationale ainsi que des ambulances devant le portail de l'établissement. «Seuls les cas urgents sont admis», explique un employé de la polyclinique à un citoyen qui voulait y faire admettre sa fille pour une consultation. Et d'ajouter : «Il n'y a aucun médecin de disponible. Ils sont tous à la morgue.» De fait, le travail d'autopsie et d'identification des corps accapare totalement le personnel de l'hôpital d'In Amenas. Des équipes d'experts et un matériel hautement sophistiqué ont été déployés à cet effet. Selon le dernier bilan fourni par le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, lors de sa conférence de presse d'hier, il y a eu en tout 37 victimes suite à l'attaque terroriste, dont 7 corps non encore identifiés. En revanche, «il n'y a aucun blessé au niveau de l'hôpital» indique un policier affecté à la surveillance de la polyclinique. Nous empruntons sans plus tarder la route d'Illizi qui mène au complexe gazier de Tigantourine. Tigantourine toujours encerclée Pourtant, nos nombreux confrères présents sur les lieux nous avaient prévenus que cela ne servait à rien. Seule la presse publique, ENTV en tête, a droit d'accéder au site. Tigantourine est exactement à 40 km au sud d'In Amenas et à 210 km d'Illizi. Sur la RN3 menant vers Tigantourine, nous croisons un long convoi militaire qui se dirige probablement vers le lieu de l'opération. Hormis cette image, pas de déploiement spectaculaire des forces de sécurité. Quelques installations gazières et autres sites des entreprises intervenant dans la région ponctuent le paysage. Des dunes de sable alternent avec un paysage lunaire. Arrivés à hauteur de la route secondaire menant vers Tigantourine, un barrage de la Gendarmerie nationale nous somme de rebrousser chemin. Seuls les véhicules à destination d'Illizi sont autorisés à passer. Un gendarme, kalachnikov et gilet pare-balles, nous lance d'un ton aimable, après avoir examiné nos papiers : «Je ne peux pas vous laisser passer, ce sont les ordres. Vous, vous faites votre travail, moi je fais le mien. Vous connaissez la situation.» Du barrage, il est impossible de voir quoi que ce soit. Restrictions sécuritaires Côté population, comme on peut l'imaginer, c'est l'émoi à In Amenas. Le sujet est sur toutes les lèvres. On ne parle que de la sanglante prise d'otages de Tigantourine et ses conséquences. Yahia, un ancien travailleur sur le site de BP, tient d'emblée à rendre hommage aux victimes, en particulier au jeune agent de sécurité Mohamed-Lamine Lahmar de Tiaret, premier tué de la base-vie de Tigantourine : «C'est lui qui nous a tous sauvés. Avant de rendre l'âme, il a déclenché l'alerte et il est mort en pressant sur l'alarme. Si cette usine avait explosé, elle aurait soufflé tout In Amenas. Tout aurait disparu sur un rayon de 40 km. C'est une véritable bombe nucléaire. Mais heureusement qu'il y a des hommes. Les Algériens sont profondément nationalistes. Nous avons une armée valeureuse et elle mérite toute notre gratitude et notre respect !» Mohamed, 49 ans, originaire de Hussein Dey, est agent de sécurité à la base-vie de l'entreprise GCB, une société spécialisée dans les plateformes et les charpentes pétrolières. «J'étais en congé quand cela s'est passé. Je suis rentré jeudi, le lendemain de l'attaque, et ma famille m'a demandé de ne pas revenir là. Mais hadi hiya el khobza», dit-il. Mohamed a suivi l'affaire de Tigantourine à partir de sa base. «Nous avons reçu comme consigne de ne pas quitter la base» confie-t-il, avant de poursuivre : «Je travaille à In Amenas depuis 17 ans. C'est la première fois qu'on vit un tel drame. Les gens ont pris confiance tellement nous étions en paix. Maintenant, il faut revoir tout le dispositif de sécurité dans la région. Il faut rétablir le laissez-passer et faire des enquêtes approfondies sur les gens avant de les recruter. Il faut vérifier le casier judiciaire des recrues.» «Nous sommes à 250 km des frontières libyennes. Ces frontières sont difficiles à contrôler. Il faut filtrer les accès et surveiller de près les gens qui rentrent sur notre territoire» recommande-t-il. Djamel, gérant d'un établissement de douches publiques, met quant à lui l'accent sur l'impact économique de l'attaque de Tigantourine : «Personnellement, je n'ai pas peur. On n'a jamais connu le terrorisme par ici. Il y a eu une période où sévissaient des bandes criminelles, mais c'étaient surtout des contrebandiers et des coupeurs de routes qui attaquaient les automobilistes pour voler leur véhicule. Ce dont j'ai peur aujourd'hui, ce sont les conséquences économiques de cette affaire sur la région. Déjà, la situation se fait sentir au niveau des commerces. On travaille moins qu'avant. Beaucoup de militaires qui étaient en service ici ont été mobilisés aux frontières. Les travailleurs des complexes gaziers sortent moins. Les expatriés sont partis. En plus, ça va être très sévère au niveau du recrutement.» Djamel, qui est originaire de Oued Souf, dit avoir souffert des restrictions imposées aux personnes se déplaçant dans ces zones. D'après lui, ces restrictions vont certainement se renforcer «et c'est le peuple qui va payer la facture», martèle-t-il. «Je redoute le durcissement du laissez-passer. J'en ai souffert. Au niveau du barrage de police de Ouargla, sur la route de Hassi Messaoud, c'est l'enfer pour venir ici. Bien que je possède un registre du commerce, je trime à chaque fois pour franchir ces barrages. Je crains que les restrictions ne s'aggravent pour nous.» Pour Djamel, «il aurait fallu éviter d'entrer dans cette guerre avec le Mali. Nous avons une sensibilité particulière à l'égard de la France et nous n'aurions pas dû lui ouvrir notre espace aérien. Tout le monde sait que la France ne s'est pas engagée dans cette guerre par générosité, mais pour les gisements d'uranium et autres richesses naturelles que recèle ce pays, alors que l'Algérie n'a aucun intérêt à engranger dans cette guerre.»