La bande dessinée du Liban, une expérience vivante à découvrir. Avec l'exposition «Plus jamais» du libanais Mazen Kerbadj, l'une des rares présences arabes à cette 40e édition du Festival d'Angoulême est celle de ce groupe d'étudiants en «Illustration et Bande dessinée» de la fameuse Alba (Académie libanaise des beaux-arts, lire encadré). Douze filles et un seul garçon représentant plusieurs promotions de ce cursus, rare dans le monde arabe où l'on ne compte aussi que la filière BD de l'Institut national des beaux-arts de Tétouan (Maroc), par ailleurs la seule du continent africain. La filière libanaise du 9e art est née d'abord d'un atelier libre créé à l'Université Saint-Esprit de Beyrouth et qui a été ensuite intégré à Alba avant de devenir, en 2000, une formation universitaire complète. Ce cursus est composé d'une licence de trois années et d'un master de deux années. Les deux premières années sont consacrées à un tronc commun dit «préparatoire» qui concerne l'ensemble des étudiants des beaux-arts. La troisième année est celle de l'option qui est, selon les cas, poursuivie ou non en master. A la tête de la charmante «délégation» du Liban, une figure éminente de la bande dessinée de ce pays, Michèle Standjofski, leur professeur qui doit faire aussi office de chauffeur de van puisque tout ce monde n'a pu trouver de logement qu'à une heure de route d'Angoulême, en rase campagne ! Le but de ce voyage d'études était de permettre aux étudiants d'aller à la rencontre du neuvième art mondial, d'actualiser leurs connaissances et de rencontrer des créateurs, éditeurs et autres professionnels du monde entier. Dans cette tournée à Angoulême, le groupe n'a pas manqué de rendre visite aux Ateliers Mangelis, lieu de la participation algérienne, pour visiter l'exposition et rencontrer les auteurs avec lesquels ils se sont entretenus de leurs expériences réciproques ou de la situation de la BD dans leurs pays respectifs. Rosane raconte sa passion forte et précoce pour la bande dessinée : «J'ai toujours été fascinée par cet art et je rêve de faire du dessin animé». Karen, qui a longtemps hésité entre la création publicitaire et l'illustration, a finalement opté pour la BD : «Je cherche aussi à travers cet art un moyen de me découvrir moi-même». Nour signale que le marché de la BD au Liban demeure étroit : «Finalement, les éditeurs chez nous ne prennent pas de risques pour le 9e art. Je viens de découvrir qu'en Algérie, ce n'est pas le cas et qu'ils commencent à s'y mettre». Ifaz Matoub, créateur algérien de films d'animation, qui assiste à l'entretien avec L'Andalou, dessinateur à El Watan Week-end, et Sofiane Belaskri, auteur de plusieurs albums, signale Nadine Touma, éditrice libanaise (Dar Onboz), qui a participé au dernier FIBDA à Alger. Mais elle ferait partie justement des rares exceptions, lui répond-on. Rosane explique que les jeunes qui lisent des BD appartiennent surtout aux élites, ce que confirment ses camarades : «C'est surtout les comics et les mangas qui sont demandés. La bande dessinée belge et française est présente mais moins connue, à part les classiques comme Tintin, Titeuf, etc. Le marché local est très restreint. Le lectorat aussi. Le monde de la BD au Liban reste un microcosme social et culturel». Le constat de ces jeunes étudiantes rejoint l'analyse de leur professeur, Michèle Standjofski dans un texte intitulé «Où en est la BD libanaise ?», publié par la revue en ligne «Takam Tikou». Dans cette contribution, elle affirme notamment : «La BD libanaise existe-t-elle vraiment ? Oui, si l'on en juge par l'enthousiasme, l'énergie, le potentiel d'une poignée de passionnés, par la qualité et la diversité de leurs productions aussi. Non, si l'on considère l'absence de structures éditoriales solides, de supports de presse durables et d'un marché.» Ce diagnostic comporte plusieurs similitudes avec la situation de la bande dessinée en Algérie qui a toujours disposé d'un potentiel créatif plus important que les possibilités concrètes de diffusion et de promotion disponibles. Si, aujourd'hui, la tendance s'infléchit de manière encourageante et que le 9e art algérien semble plus avancé que son pair libanais, la problématique de fond demeure valable dans les deux pays. La bande dessinée libanaise a été fortement inspirée par l'expérience égyptienne des années cinquante en se limitant à ses débuts à l'édition jeunesse, à travers notamment trois périodiques : Bissat el Rih (Le tapis volant), Tarikhouna (Notre histoire) et Samer. C'est à partir des années quatre-vingts qu'elle a connu une évolution et une diversification. On voit paraître alors le premier album de BD adulte, Carnaval (1980) qui porte sur la guerre civile au Liban. C'est l'œuvre de Georges Khoury, dit Jad, qui se signale également par des strips satiriques dans la presse sous le titre de Abou Ghanad. Cet auteur remarquable publie par la suite une version BD des Mille et Une Nuits, une biographie de Sigmund Freud... Il contribue aussi à l'essor du neuvième art au Liban en créant un atelier libre destiné aux jeunes auteurs et qui donnera un album collectif portant sur la guerre. A partir de 1980, Michèle Standjofski tient une chronique de la BD dans le journal L'Orient Le Jour tout en y publiant un strip hebdomadaire, Beyrouth-Déroute, satire socio-politique qui paraîtra pendant dix ans, mettant en scène un couple libanais qui souffre de sa situation, mais qui refuse de quitter Beyrouth. La guerre civile a constitué à la fois une thématique des premiers auteurs et une impulsion à vouloir s'exprimer. Ce premier essor est perçu dans le monde et se traduit notamment par des participations de la BD libanaise au Festival d'Angoulême en 1984 et 1988. L'année 1988 voit naître le premier Festival de la BD (au moment de la dernière édition du Festival de Bordj El Kiffan, Alger). Cette rencontre connaîtra tous les déboires du pays. Mais l'an dernier, du 20 au 22 octobre, s'est tenue sa cinquième édition (comme pour le festival d'Alger). Les années 2000 se distinguent par l'émergence d'auteurs désormais majeurs. En 2006, Mazen Kerbaj dénonce les agressions israéliennes en publiant ses dessins sur son blog personnel. Ce travail donnera lieu à l'édition d'un album en France. La même année, Zeina Abirached voit son premier album, Beyrouth Catharsis publié par l'Alba où elle a étudié. Elle créé en 2007 Mourir, partir, revenir. Le jeu des hirondelles (Ed. Cambourakis, Paris) qui est nominé pour le Prix du meilleur album étranger à Angoulême. Son film-diplôme d'animation est sélectionné au festival de Téhéran de l'animation. En 2008, naît le premier collectif d'auteurs, «Samandal» (La Salamandre). Lancé en avril 2011 à la librairie beyrouthine Papercup, La Furie des glandeurs est un fanzine créé par Wassim Eid et Zeina Bassil, diplômée de l'Alba. Ses fondateurs, estimant que la satire dans le monde arabe est souvent concentrée sur la satire politique, ont décidé d'investir le champ social et traitent de sujets aussi divers que les couples conformistes, l'homosexualité, la pollution, etc. En 2011 aussi, Sarab, première BD interactive du monde arabe, lancée par d'autres jeunes auteurs, obtient le prix du meilleur contenu en ligne du monde arabe (World Summit Arab, issu du Sommet des Nations unies sur la société de l'information). D'une belle facture artistique, elle propose aux internautes de voter sur les choix de son héros, Sarab, procédé que les auteurs nomment «narration organique». Il existe donc une dynamique créative intéressante au Liban, mais comme le signale Michèle Standjofski, l'absence d'un champ éditorial suffisant, la faiblesse de la promotion et de distribution, handicapent l'essor de la bande dessinée nationale. Comme en Algérie, le risque est là de voir émerger des auteurs talentueux pour qu'ils soient par la suite happés par des éditions étrangères. Les bandes dessinées algériennes et libanaises partagent un destin qui ressemble étrangement à celui du football, où les joueurs rêvent d'être pris par des clubs européens. De la bulle à la balle, il est vrai qu'il n'y a qu'une seule voyelle à franchir.