C'est un rare événement qui vient marquer la Semaine cinématographique parisienne, du 6 février. En effet, à cette date est sorti sur les écrans Wadjda, premier film de l'histoire du cinéma saoudien. Et contre toute attente, son auteure et réalisatrice est une femme de 39 ans, qui signe aussi son premier long métrage de fiction, après avoir tourné, en 2006, un documentaire intitulé Femmes sans ombre. Haïfaâ Al Mansour a dû déployer des trésors de ténacité et d'énergie pour monter son projet. Comme par hasard, c'est auprès du prince El Walid Ben Talal, le plus «moderne» de la famille royale régnante, qu'elle trouvera le soutien et les fonds pour mener à bien son aventure derrière la caméra. Et le plus inattendu, c'est qu'elle a su donner une tonalité féministe à son film à travers le portrait de Wadjda - c'est son prénom - une pré-adolescente de 12 ans portant jean et converses, et dont le rêve est d'acquérir une bicyclette verte, flambant neuve, véhicule jusque-là interdit à la gent féminine, aussi jeune soit-elle… L'entreprise ne sera pas sans péril, quand on connaît la gangue conservatrice du royaume wahhabite et l'arsenal répressif qui vise particulièrement le deuxième sexe. La gamine habite une banlieue de Riyad, la capitale saoudienne, auprès d'une mère protectrice et complice et d'un père qui prépare de secondes noces comme la loi religieuse en vigueur l'y autorise. Le récit raconte le quotidien de Wadjda entre l'école, les balades avec son ami Abdallah, avec qui elle rêve de faire la course, et le rock and roll qu'elle écoute à longueur de soirée dans une chambre, dont le décor et les éléments l'inscrivent plutôt dans une sorte de fronde par rapport à la rigidité ambiante. Son caractère, un mélange de douceur et de détermination, la met souvent en porte-à-faux avec son enseignante, gardienne et transmetteuse des dogmes qui asservissent la femme saoudienne. Au-delà des péripéties du récit qui épouse une dramaturgie entre légèreté et gravité, Wadjda est surtout remarquable parce qu'il donne à voir le quotidien des femmes confrontées à une longue litanie d'interdits. Le film ne sera jamais vu en salle, puisqu'il n'en existe pas au pays des Saoud ! Haram ! Le divertissement est banni du quotidien, comme tout l'espace public est régenté en termes de tabous et d'interdits. Les femmes sont mineures à vie : ne conduisant pas, ne sortant du pays qu'avec l'aval d'un parent. Bref, la vie rêvée d'une société patriarcale qui sera, sans doute, la dernière du monde arabe à connaître des réformes, allant dans le sens d'une égalité des sexes ! Dès lors, on s'interroge sur le parcours de cette cinéaste qui a été employée dans une compagnie pétrolière et qui a épousé (incroyable !) un diplomate américain, avec qui elle a eu deux enfants et qui vit en poste à Sydney en Australie. Certes, dans ses déclarations publiques, elle se garde d'afficher de manière péremptoire son féminisme militant, mais le film, lui, est sans ambiguïté, quant à son contenu subversif, aussi soft soit-il. On comprend qu'elle ait besoin de rentrer à Riyad et de pouvoir à nouveau nous en montrer des images. D'où une prudence de bon aloi dans les débats publics. Le film - paradoxe de plus - a été primé à Dubaï ainsi qu'à Venise où la critique cinématographique lui a remis son prix. Ayant vécu en Australie, c'est là qu'elle a appris le cinéma, découvrant les films iraniens de Kiarostami et Jafar Panahi et leur art de déjouer la censure, en confiant les premiers rôles à des enfants. Leçon retenue pour celle qui restera dans l'histoire saoudienne comme la pionnière, celle qui aura défriché un champ sémiotique, pourtant semé d'embûches de tout ordre. Chapeau bas !