«Un peuple qui n'est pas heureux n'aime point la patrie ; il n'aime rien et si vous voulez fonder une République, vous devez vous occuper de tirer le peuple d'un état d'incertitude et de misère qui le corrompt.» Saint-Just C'est connu et vérifié. Le cinéma est un excellent médicament contre l'angoisse et la banalité, et les films sont une pharmacopée formidable. Ils pansent des blessures, soignent, calment et soulagent. Bien plus, ajoute René Vautier du haut de ses 85 ans, «ils sont la boîte noire de notre vécu, de notre culture et balisent l'écume des jours». «Ses films sont à la fois subtils et érudits, qui se voient en donnant à penser en scène l'essentiel de la vie humaine», témoigne un technicien photo qui, dans le milieu cinématographique, connaît René mieux que nul autre. Mais les films de Vautier ne sont pas que des images chatoyantes. «Si un sujet n'est pas censuré c'est qu'il est anodin», répète sentencieusement le vieil artiste, mi-amusé, mi-provocateur et qui a fait sienne cette maxime de Godard, son vieil ami : «Pas une image juste, juste une image.» Dès son enfance à Camaret-sur-mer, le 15 janvier 1928, il a eu le choc des images et l'attrait de la caméra pour témoigner et «donner la parole aux sans-voix. C'est ce qui m'est arrivé de plus important dans la vie», confie-t-il. Au fil des ans, la passion s'est affermie et René est toujours là au bon moment, au bon endroit pour éterniser l'instant encore tout nimbé d'émerveillement enfantin et heureux comme un joyeux luron. Depuis son premier film en 1950, qui a été salué positivement par la critique, jusqu'à ses productions récentes, il n'a cessé de mettre à nu les blessures du monde en exhortant les hommes à les soigner par la résistance et, si nécessaire, par la rébellion. Les ravages de l'exploitation humaine sont peints sans fard mais avec dignité, pourfendant la sauvagerie colonialiste. De son combat mené lors de la Révolution algérienne, René parle avec pudeur. «Je ne me suis jamais posé de question concernant ma présence, caméra au poing, aux côtés des Algériens luttant pour leur indépendance. J'assume complètement», constate tout simplement ce cinéaste atypique que ses pairs avaient pourtant si bien encensé. Grand par la taille et par le talent «Si l'on veut parler d'honneur, René Vautier, ce Breton têtu, est l'honneur du cinéma français», écrivait Yvan Audouard, chroniqueur du Canard enchaîné, il y a quelques années. «Lorsque éclata le coup de tonnerre, le 1er Novembre 1954, j'étais à Paris, travaillant sur un projet de film sur l'histoire du Maghreb. Finalement, vu l'urgence de faire connaître en France les raisons que les Algériens avaient de se battre pour pouvoir vivre dignement chez eux, le film change d'orientation. Il me semblait important de faire connaître par l'image et le son, à partir de documents irréfutables, les raisons réelles de la conquête de l'Algérie et la façon dont cette conquête avait été menée.» La conquête de 1830 à 1870 est ainsi présentée à la Ligue de l'enseignement, dont le président a eu ces mots détonants : «Bien que très correctement réalisé et basé sur des documents irréfutables, ce film présente une vision de la conquête de l'Algérie en opposition complète avec les directives de l'enseignement sur cette période, ce qui en rend toute projection inenvisageable.» Peu de temps après, René apprenait qu'il était poursuivi pour atteinte à la sûreté interne de l'Etat pour cette phrase : «L'Algérie sera de toute façon indépendante et il faudrait discuter dès maintenant de cette indépendance avec ceux qui se battent avant que des flots de sang ne viennent séparer nos deux peuples.» Pour le ministre de l'Intérieur de l'époque, François Mitterrand, c'était une atteinte caractérisée au principe «l'Algérie c'est la France» qui avait force de loi. C'est seulement 45 ans après que Mitterrand écrira : «L'Algérie c'est la France…». C'était juste légalement, mais faux politiquement. La Caméra, arme redoutable René rejoint l'Algérie clandestinement par les maquis dès 1956 et participe, caméra au poing, aux côtés des combattants algériens, qu'il filme dans les djebels. Au printemps 1958, il se rend au Caire où il rencontre les leaders de la Révolution auxquels il soumet son travail cinématographique réalisé aux côtés des djounoud. René sera envoyé en Tunisie via la Libye et sera neutralisé, incarcéré avant d'être libéré sans aucune explication. Dès l'indépendance, il s'installe à Alger où il est nommé directeur du Centre audiovisuel d'Alger de 1962 à 1965. Il y est aussi secrétaire général des cinémas populaires. Il filme les premiers jours de l'indépendance algérienne et tente de créer un dialogue grâce à la vidéo entre les deux peuples, français et algérien. En 1970, René rejoint sa Bretagne natale, lui qui s'est toujours méfié du microcosme parisien. En 1973, René met sa peau dans la balance en observant une grève de la faim dans un petit lit d'hôpital de Quimper. Ce qu'il demande ? La suppression de la possibilité pour la commission de censure cinématographique de censurer des films sans fournir de raison. Il obtint gain de cause quinze jours après son action. Avoir 20ans dans les Aurès Le film Octobre à Paris, de Jacques Panigel, obtenait son visa après avoir été interdit car il dénonçait la répression policière à l'encontre des Algériens en 1961. Et au bout de 23 jours de grève, «un haut fonctionnaire de l'Etat est venu me voir à l'hôpital : "J'ai vu votre film Avoir 20 ans dans les Aurès. J'ai apprécié", m'a-t-il confié, en poursuivant : "Ils m'ont dit que vous faisiez la grève de la faim et que le gouvernement allait vous laisser mourir plutôt que de faire de la peine à la censure ; je les ai rassurés. Le gouvernement ne peut pas se permettre de fabriquer un martyr de la liberté d'expression."» En réalité, René a toujours dû crapahuter contre l'ordre établi, surtout lorsque celui-ci se hasarde à limiter les libertés. René s'était déjà révolté à 20 ans lorsque, en 1948, Léon Blum, après une visite aux Amériques, avait scellé le sort du cinéma français en autorisant l'entrée et la diffusion, pratiquement sans quota, des films américains en France. Les réalisateurs qui l'ont marqué ? «Resnais. Car il m'a fait toucher Van Gogh. Quand j'étais encore à l'Idhec, c'était de tous les anciens le seul qui m'impressionnait». Le film de Vautier, Les Statues meurent aussi, était sublime, mais il avait été censuré tout comme son film fétiche Afrique 50 qui ne sortira de l'ombre qu'après quatre décades. «On m'avait proposé la réalisation d'un film destiné à montrer aux élèves des lycées et collèges de France, de Navarre et autres lieux, comment vivent les villageois d'Afrique occidentale française. Rien de révolutionnaire dans le propos. Je devais accompagner une équipe de routiers éclaireurs de France, ramener des images. J'avais 21 ans. Libre avec ma caméra, sans idée préconçue.» Le film fut diffusé fin 1950 sans visa ni existence légale. Rebelle et révolté Vautier fut convoqué manu militari (au sens propre !) à la caserne Revilly, à Paris, «où un officier m'avertit que l'on avait "égaré" mon dossier militaire contenant mes états de service dans la résistance et qu'en conséquence, je devais faire un an de service militaire. J'étais en quelque sorte un insoumis. L'officier sournois me fit comprendre que je devais accomplir ce devoir, ce à quoi je répondis par une gifle qui me valut le cachot. J'en sortis en juin 1952. Entre-temps, le film Afrique 50 remportait le titre de meilleur documentaire mondial de jeune réalisateur». René avait 21 ans ! Mais le film censuré attendra 40 ans pour renaître… Plusieurs films de René ont disparu, nous dit l'ami Boudjemaâ Karèche, père de la Cinémathèque algérienne, aujourd'hui injustement marginalisé. Nous laisserons le soin à l'inénarrable «Boudj» de nous conter quelques aventures avec le grand blanc à la caméra rouge. René avait adapté une histoire réelle pour le cinéma. Jean, de retour en Algérie après l'indépendance, parle de la guerre d'Algérie qu'il a faite en précisant qu'il n'a jamais blessé ni tué personne. «Je n'étais qu'un simple troufion. Mon travail consistait à mettre des mines dans les champs. Mon service militaire terminé, je suis reparti chez moi en France. Quelques années plus tard, je suis revenu dans ce pays comme technicien dans une base pétrolière. Mohamed, le chauffeur qui travaillait avec moi, m'invita chez lui à Souk Ahras pour la fête de l'Aïd. J'ai accepté, car c'est dans la région de Souk Ahras que j'ai fait mon service militaire. Tout s'est bien déroulé. Nous avons sacrifié le mouton, mangé un couscous succulent et savouré un café et des gâteaux. Mohamed m'a emmené faire un tour en ville et là, tout a basculé. A chaque fois que nous croisions quelqu'un marchant avec des béquilles, Mohamed me disait tout simplement ‘‘il a sauté sur une mine''. Cette phrase, il me l'a répétée à la vue d'autres handicapés. Soudain, j'ai ressenti un malaise car j'étais certain qu'en me disant cela, mon ami faisait allusion à mon passage dans l'armée pendant la guerre d'Algérie. Me sentant de plus en plus mal, j'ai alors décidé de retourner à la base pétrolière. Depuis ce jour, je n'ai cessé de penser à ces vacances à Souk Ahras qui m'ont aidé à voir clair dans ma vie. Jusque-là, je croyais que je n'étais coupable de rien…». Ce film «techniquement si simple» de 30 minutes n'a presque jamais été diffusé, il a été détruit lors du vol et du saccage de la maison de René en Bretagne par des hommes du FN. «Ce qui est bien avec René, ajoute Boudj, c'est qu'il connaît beaucoup d'histoires. Une soirée en sa compagnie passe vite, trop vite même. Il nous abreuve d'anecdotes, récentes ou anciennes, aussi truculentes les unes que les autres, tant il possède l'art de raconter. Il sait y mettre le ton, l'accent et les chutes sont formidables. Bien sûr, René ne raconte jamais ses histoires uniquement pour le plaisir. Un souci pédagogique les accompagne toujours. Et en plus, quel humour ! En voici une dont nous avons gardé le souvenir. Tout le monde sait que dès l'indépendance, René Vautier a beaucoup activé pour le cinéma itinérant. Parcourant le pays du nord au sud et d'est en ouest, il a su utiliser de façon intelligente et efficace le réseau des ciné-pops qu'il avait créés. Un beau jour, il se retrouva donc à Biskra pour une projection nocturne et en plein air du Cuirassé Potemkine de S. M. Eisenstein. En complément du film, il avait prévu un petit documentaire éducatif sur la lutte contre les mouches. Soulignons d'emblée la pertinence de ce programme : Potemkine, le plus grand film de tous les temps en hommage à nos paysans et à leur bravoure ; le documentaire sur les mouches par respect pour les enfants victimes du trachome, ce terrible fléau. Les cinébus étant à l'époque bien équipés, la projection s'était déroulée dans de bonnes conditions. Sur l'immense écran blanc, les images étaient belles. Les spectateurs, nombreux et assis à même le sol, avaient suivi la séance avec beaucoup d'attention. Le débat, comme il était d'usage du temps des années pops, avait commencé. ce soir-là, il fut mené et bien mené par René, malgré un vocabulaire en arabe plutôt réduit. Si les paysans ne parlèrent pas beaucoup de Potemkine, ils furent par contre intarissables sur le documentaire. Tout y passa : les mouches, leur histoire, leur danger, les dattes, les microbes, les mains, les yeux, le sable, etc. Ils en savaient beaucoup sur le sujet, ces braves gens. Le bouquet final fut apporté par l'un des plus vieux, des plus sages, qui, d'un ton tranquille et dans un français parfait, conclut le débat en déclarant à Vautier : "Nous tenons à vous remercier, Monsieur le cinéaste. Nous avons compris que vous vous intéressez beaucoup à nous et à nos enfants. Vos longs cheveux blancs nous indiquent combien vous êtes savant. Cependant, nous aimerions vous tranquilliser en vous disant que les mouches à Biskra, certes il y en a beaucoup, mais heureusement pour nous et Dieu merci, elles ne sont ni aussi grosses ni aussi grandes que celles que nous avons vues sur l'écran". René comprit immédiatement que les gros plans sur les mouches venaient de lui jouer un mauvais tour à lui, qui savait bien pourtant que le regard cinématographique est le produit d'une éducation. La solution radicale du problème était donc d'enseigner le cinéma à l'école. Avec lui, nous avons toujours partagé ce rêve…