Ce qui est bien avec René, c'est qu'il connaît beaucoup d'histoires. Une soirée en sa compagnie passe vite, trop vite même. Il nous abreuve d'anecdotes, récentes ou anciennes, aussi truculentes les unes que les autres, tant il possède l'art de raconter. Il sait y mettre le ton, l'accent, et les “chutes” sont formidables. Bien sûr, René ne raconte jamais ses histoires uniquement pour le plaisir. Un souci pédagogique les accompagne toujours. Et en plus, quel humour ! En voici une dont nous avons gardé le souvenir. Tout le monde sait que, dès l'indépendance, René Vautier a beaucoup activé pour le cinéma itinérant. Parcourant le pays, du nord au sud et d'est en ouest, il a su utiliser de façon intelligente et efficace le réseau des ciné-pops qu'il avait créés. Un beau jour, il se retrouva donc à Biskra, pour une projection nocturne et en plein air du cuirassé Potemkine de S. M. Eisenstein. En complément du film, il avait prévu un petit documentaire éducatif sur la lutte contre les mouches. Soulignons d'emblée, la pertinence de ce programme : Potemkine, le plus grand film de tous les temps, en hommage à nos paysans et à leur bravoure ; le documentaire sur les mouches, par respect pour les enfants victimes du trachome, ce terrible fléau. Les cinébus étant à l'époque bien équipés, la projection s'était déroulée dans de bonnes conditions. Sur l'immense écran blanc, les images étaient belles. Les spectateurs, nombreux et assis à même le sol, avaient suivi la séance avec beaucoup d'attention. Le débat, comme il était d'usage du temps des ciné-pops, pouvait commencer. Ce soir-là, il fut mené, et bien mené, par René malgré un vocabulaire en arabe plutôt réduit. Si les paysans ne parlèrent pas beaucoup de Potemkine, ils furent par contre intarissables sur le documentaire. Tout y passa : les mouches, leur histoire, leur danger, les dattes, les microbes, les mains, les yeux, le sable, etc. Ils en savaient beaucoup sur le sujet, ces braves gens... Le bouquet final fut apporté par l'un des plus vieux, des plus sages, qui, d'un ton tranquille et dans un français parfait, conclut le débat en déclarant à Vautier : “Nous tenons à vous remercier Monsieur le cinéaste. Nous avons compris que vous vous intéressez beaucoup à nous et à nos enfants. Vos longs cheveux blancs nous indiquent combien vous êtes savant. Cependant, nous aimerions vous tranquilliser en vous disant que des mouches à Biskra, certes, il y en a beaucoup, mais heureusement pour nous et Dieu merci, elles ne sont ni aussi grosses ni aussi grandes que celles que nous avons vues sur l'écran !” René comprit immédiatement que les gros plans sur les mouches venaient de lui jouer un mauvais tour, à lui qui savait bien pourtant que le regard cinématographique est le produit d'une éducation. La solution radicale du problème était donc d'enseigner le cinéma à l'école. Avec lui, nous avons toujours partagé ce rêve. B. K. [email protected]