Spécialistes et simples citoyens s'accordent à dire, à juste titre, que notre pays aurait pu figurer parmi les plus dynamiques en matière de développement et d'exportation de produits agricoles dans le bassin méditerranéen. Mais des politiques sectorielles inappropriées et volatiles ont caractérisés la gestion de ce secteur depuis notre indépendance. Rien ne sert de rappeler les tragiques errements de la révolution agraire, de l'hyper bureaucratisation et l'hyper centralisation de ce secteur. Il s'agit aujourd'hui d'assumer cet héritage historique pour le dépasser, comme ont réussi à le faire bon nombre d'ex-pays socialistes. De nombreux pays à économie de marché sont arrivés à implanter chez eux des secteurs agricoles qui fonctionnent convenablement ; aucun pays n'a réussi à en faire autant avec un secteur hyper étatisé. Mais les politiques agricoles demeurent un champ d'intervention privilégié des économies de marché les plus libérales. Aucun secteur ne connaît autant d'immixtions publiques que celui de l'agriculture. Il fait partie des enjeux géostratégiques et devient un pivot de la sécurité nationale. Un diagnostic très classique Depuis plus de deux décennies, experts et analystes de tout bord font les mêmes constatations. Le secteur n'a pas encore trouvé son chemin face aux pesanteurs du passé et aux nombreux défis complexes futurs. Nous allons présenter un échantillon de challenges que nous devons maîtriser avant de fonder un secteur agricole de classe mondiale. Les analystes ciblent les incertitudes statistiques. Tous les autres secteurs en souffrent. Dès lors que les statistiques agricoles ne sont pas assises sur des méthodologies internationales prouvées, des audits fréquents et indépendants, les analystes seraient toujours méfiants à leur égard. Quelle est la marge d'erreur contenue dans ces données ? Mais cette problématique est pertinente à l'ensemble des secteurs. Gérer c'est mesurer. Si des incertitudes demeurent au niveau des données sectorielles, aucun management rationnel ne devient possible. Le second élément concerne le niveau de concertation des premiers concernés : sont-ils intégrés au processus décisionnel ou évincés au profit d'administratifs bien intentionnés mais n'ayant pas les réflexes et le feeling d'agriculteurs ? De nombreux analystes relèvent le peu de concertation avant la prise de décisions stratégiques et opérationnelles, notamment les lois et décrets promulgués. Des fragilités demeurent une constante sectorielle depuis de longues années : la superficie agricole utile demeure inférieure à 4% du total du territoire. La désertification et le béton constituent toujours des menaces au nombre réduit d'hectares cultivables. Si aucune mesure n'est prise, dans quelques années nous aurons 0,16 hectare cultivé par habitant : proportion qui sera en contradiction avec l'objectif affiché d'une indépendance alimentaire accrue. Cette dernière est très complexe à acquérir au niveau de la couverture des besoins, surtout le domaine des semences adaptées aux spécificités des sols. La problématique du foncier a connu une évolution positive, mais demeure problématique dans l'application. Les remembrements continuent à s'opérer et mettent en péril, à moyen terme, les tailles critiques des parcelles agricoles dont la majorité risque de ne plus être rentable. Les circuits de commercialisations sont disloqués : les marges agricoles sont siphonnées surtout par des distributeurs peu connectés à la filière et sont donc réinvesties ailleurs : importation, immobilier, etc. L'agriculture devient la vache à lait de ces activités. Mais au-delà de tous ces aspects qui restent rattrapables, le secteur agricole ne peut échapper à un mal qui gangrène toute l'économie du pays : le sous-management des institutions. Comment gérer efficacement une toile d'institutions hautement stratégique pour la réussite de la filière, alors que les pesanteurs du passé sont omniprésentes ? Beaucoup de nos responsables croient que parce que le schéma macro sectoriel retenu semble cohérent (PNDAR, dans notre cas), il recèlerait donc des capacités à dynamiser ce secteur. Mais la technologie sociale qui donne âme et matière à tout schéma conceptuel est absente : il s'agit d'un management institutionnel efficace. Quelques pistes à explorer Dans l'ordonnancement des réformes à privilégier pour le redressement de ce secteur, il y a lieu de choisir les priorités et les urgences en fonction des facteurs-clés de succès. A diagnostiquer en profondeur le mode de fonctionnement de l'ensemble des institutions du pays, on arriverait à deux conclusions intéressantes. La première serait que des améliorations mineures ne sont possibles qu'au prix de mobilisations d'énormes ressources. La seconde est qu'aucun secteur ne peut prétendre s'élever au niveau des pays émergents avec les systèmes de management actuel. L'agriculture n'en fait pas exception. Mais parce qu'elle est une activité hautement stratégique, la modernisation managériale doit la concerner en premier lieu. Il faut donc lui appliquer toutes les pratiques qui ont conduit à l'émergence de pays disposant de beaucoup moins d'atouts que nous. Encore faut-il régler le problème de la coordination sectorielle en la domiciliant quelque part, en plus de créer les mécanismes de concertation et de prise de décisions afin d'établir les cohérences nécessaires ! Le défi majeur serait de passer d'une gestion par les tâches, à un management par objectifs et indicateurs vérifiables décomposés à tous les échelons. Les profils, les outils, les modes de rémunération/pénalisations et les systèmes promotionnels seraient revus en profondeur. Autant dire qu'une véritable révolution managériale serait nécessaire. A ce moment-là, les institutions administratives comprendraient qu'elles ne peuvent réussir qu'au prix de concertations courageuses avec les premiers concernés (ou leurs représentants) et en substituant à tous les niveaux les décisions scientifiques aux préférences administratives. Tout deviendra possible et notamment : 1. la conquête de nouvelles terres au niveau des hauts-Plateaux, le sud, la lutte contre la désertification et le développement de l'agriculture des collines et des montagnes ; 2. le règlement du problème du foncier par l'accélération des processus d'accès à la propriété ou à l'usage de l'usufruit ; 3. démultiplier la création d'entreprises dans le domaine (par la politique des crédits), surtout par les scientifiques sortant de nos meilleures universités. Ces dernières doivent être jumelées avec leurs meilleures homologues étrangères ; 4. aider la filière à disposer d'une force de négociation stratégique avec les circuits de distribution (coopératives de distribution et d'achat) afin de drainer les surplus vers les producteurs agricoles ; 5. adapter les politiques agricoles : éliminer les subventions en amont mais garantir un prix minimal à l'output pour les produits stratégiques (lait, blé). Les politiques agricoles mondiales subventionnent l'output jamais l'input ; 6. moderniser l'outil statistique, démultiplier les centres de recherche (tout en les gérant par objectifs vérifiables), créer de nombreuses fermes pilotes de démultiplication des réussites (les paysans viendraient en stage transférer les meilleures pratiques).