-Comment a commencé l'enquête de Médiapart sur Jérôme Cahuzac ? Lorsque nous enquêtions sur l'affaire Bettencourt, en juin 2010, Jérôme Cahuzac était président de la commission des finances, il avait accès à tous les dossiers fiscaux. A cette époque, il avait affirmé très fermement qu'il n'y avait pas d'affaire Bettencourt ni d'affaire Woerth. Lorsque François Hollande a été élu, il a été nommé ministre du Budget. Le mois suivant, il a commandé un faux rapport à l'un de ses amis universitaires pour blanchir Eric Woerth dans l'affaire de l'hippodrome de Compiègne. J'ai compris qu'il y avait eu un renvoi d'ascenseur. J'ai voulu savoir ce que cela cachait. -Comment avez-vous travaillé à partir de ce moment-là ? Il s'agit de découvrir le parcours de Jérôme Cahuzac. C'est une gigantesque enquête de personnalité, de voisinage, de parcours politique. On rencontre des gens discrètement, et on essaye de connaître ses activités professionnelles, ses activités d'élu, l'étendue de ses réseaux. Au bout de deux mois, j'ai entendu dire qu'il existerait un compte en Suisse. J'avais beaucoup de sources d'information. J'en ai rarement eu autant. On a fini par apprendre qu'un agent du fisc avait des soupçons en 2008 déjà. Mais le responsable de l'époque, Eric Woerth, avait enterré la demande d'enquête. Enfin, nous avons entendu dire qu'il existait un enregistrement dans lequel Jérôme Cahuzac parlait de ce compte en Suisse. Après plusieurs semaines, nous avons obtenu une copie de l'enregistrement, nous l'avons authentifié et nous avons pu établir les circonstances de son existence. -Pourquoi avez-vous considéré que l'existence d'un compte en Suisse était une information importante ? Celui qui était le ministre du Budget, celui qui imposait l'austérité, qui était chargé de la lutte contre la fraude fiscale, qui n'hésitait pas à avoir des propos très durs contre les fraudeurs, fraudait lui-même depuis 20 ans et possédait un compte à Singapour et en Suisse. C'est un scandale chimiquement pur. -Certains de vos confrères français disent que l'utilisation de cet enregistrement, qui a été fait à l'insu de Jérôme Cahuzac, pose un problème d'éthique. Qu'en pensez-vous ? Je ne suis pas arbitre de la morale. Cette pièce matérielle ne viole pas la vie privée. Je ne vois pas au nom de quoi je ne peux pas l'utiliser journalistiquement. Ne pas le faire aurait été de l'autocensure. -Des journalistes vous reprochent d'avoir «accusé» Jérôme Cahuzac, en soulignant que ce n'est pas le rôle du journaliste. Nous n'avons jamais accusé. Nous avons informé ! C'est ceux qui ne veulent pas voir les faits qui nous accusent d'accuser. On ne joue pas. On ne s'amuse pas. Nous sommes prêts à assumer ce que nous disons devant les tribunaux. Oui, nos informations sont dérangeantes, mais c'est le rôle du journaliste. -Les révélations sur cette fraude fiscale participent au sentiment général que toute la classe politique est «pourrie», ce qui a tendance à favoriser les extrémismes politiques. Le prenez-vous en compte dans votre travail ? Nous n'allons pas nous censurer à cause des fautes des autres. S'il y a des fraudeurs, ce n'est pas notre faute. Il faut que ce type d'affaire serve d'électrochoc, que cela ne se reproduise plus. Comment cet homme a-t-il pu rester au gouvernement aussi longtemps ? Comment a-t-il pu même entrer au gouvernement ? Cela veut dire qu'il n'y a pas eu d'enquête préalable ? Si nous avons pu découvrir ces informations, l'Etat peut le faire. -Médiapart a été le premier média à parler de cette affaire. Au fil des mois, vous et votre rédaction avez été la cible de critiques répétées des autres journalistes qui vous accusaient d'en faire trop… Je ne juge jamais publiquement la moralité du travail des autres. Si on attaque mon travail, je ne vais pas tendre l'autre joue. Je vais défendre mes informations avec les dents ! L'information n'est pas une histoire de croyance. J'ai mis sur la place publique des faits probants ! -Ne pensez-vous pas que votre rédaction est mise en cause en raison de l'image d'Edwy Plenel, président de Médiapart et ancien directeur de la rédaction du Monde ? Edwy Plenel a permis que cette affaire soit dévoilée. C'est lui qui permet que le travail de notre rédaction aboutisse. Il a été exemplaire dans la défense de ses journalistes. Il a mis sa réputation sur la table en affirmant que nous avions plus de sources, dans ce dossier, que lui n'en avait sur l'affaire du Rainbow Warrior, qui a fait sa célébrité. -Pensez-vous que l'affaire Cahuzac va aboutir à de nouvelles découvertes ? J'en suis persuadé. Ce compte en Suisse n'est que la partie visible d'un iceberg poisseux. Cela ne sert à rien d'accabler Jérôme Cahuzac. Son mensonge est sidérant, mais il a reconnu les faits. C'est digne. Derrière lui, il y a bien plus. C'est pour cela que la crise politique prend une telle ampleur et qu'elle remonte jusqu'à la présidence de la République. -Allez-vous poursuivre votre enquête ? Nous n'arrêtons pas d'enquêter ! Et j'espère que nous pourrons continuer à dévoiler de telles informations.