Il est loin de mon intention, ici, de prendre position sur le malheureux épisode qui a opposé deux avocates à Annaba. Il appartiendra au bâtonnat et à la justice de prendre une position éclairée sur la question. Il ne s'agit pour moi que d'un prétexte médiatique, pour revenir sur le caractère aberrant d'une législation qui prouve l'état de grande décrépitude morale des institutions et des hommes et des femmes qui les forment. Il y a lieu de s'indigner, tout d'abord, contre le fait que les parlementaires, ou plutôt de rappeler une indignation devant des parlementaires qui ont voté et établi leur propre statut indemnitaire. Ce qui a donné lieu, en s'en souvient, à des salaires de la honte. Il se trouve que ces indemnités odieuses n'ont pas ruiné seulement les caisses de l'Etat, mais aussi la crédibilité de l'institution elle-même. Elles ont transformé le statut de député en une sorte d'eldorado pour affairistes. L'immunité parlementaire, en droit algérien, est régie par les articles 109 à 111 de la Constitution de 2008. Elle est accordée aux députés et aux membres du Conseil de la nation pendant la durée de leur mandat. Les députés et sénateurs ne peuvent faire l'objet de poursuites, d'arrestation, ou, en général, de toute action civile ou pénale ou de pression, en raison des opinions qu'ils ont exprimées, des propos qu'ils ont tenus ou des votes qu'ils ont émis dans l'exercice de leur mandat. Sur ce point, on ne peut rien dire. Il est normal que ceux qui nous représentent et défendent nos droits soient protégés durant leur mission. Mais l'extension de cette surprotection, au-delà de leur mission et de l'enceinte parlementaire, est autrement problématique. L'article 110 étend cette protection au-delà et en dehors de l'enceinte parlementaire. Les poursuites ne peuvent être engagées contre un député ou un membre du Conseil de la nation pour un crime ou un délit, que sur renonciation expressément de l'intéressé ou sur autorisation, selon le cas, de l'Assemblée populaire nationale ou du Conseil de la nation, qui décide, à la majorité de ses membres, la levée de son immunité. Une exception est toutefois offerte par l'article 111, dans les cas de crime ou de délit flagrant, où il peut être procédé à l'arrestation du député ou du sénateur. Le bureau de l'APN ou du Sénat, selon le cas, en est immédiatement informé. La situation commence à devenir sérieusement gênante et un peu ubuesque lorsque dans le deuxième alinéa : «Il peut être demandé par le bureau saisi, la suspension des poursuites et la mise en liberté du député ou du membre du Conseil de la nation, il sera alors procédé conformément aux dispositions de l'article 110 ci-dessus.» En fait, si on lit bien, il ne s'agit point d'une demande par le bureau du Parlement au juge, mais plutôt d'un ordre auquel ce dernier est appelé à se conformer en procédant, selon l'article 110, qui subordonne les poursuites à l'acceptation du député (sans rire) ou à l'autorisation du Parlement. Comment lever l'immunité parlementaire ? La Constitution de 2008 ne prévoit aucune disposition sur la procédure de levée de l'immunité parlementaire. Il faudra pour cela se référer à une autre loi qui règle ce détail. La loi n° 01-01, du Dhou el-kaâda 1421 correspondant au 31 janvier 2001, relative aux membres du Parlement, ne consacre qu'un unique et laconique article à cette épineuse et déterminante question, à savoir l'article 14 : Le membre du Parlement jouit de l'immunité parlementaire conformément aux articles 109, 110 et 111 de la Constitution. La loi de 1989, relative au statut des députés, aujourd'hui abrogée sans un véritable texte de substitution, était autrement plus explicite. Voici l'essentiel de ses dispositions : Elle commence par préciser les protections dont jouissait le député qui «ne peut faire l'objet de poursuites, d'arrestation ou, en général, de toute action civile ou pénale en raison des opinions qu'il a exprimées, des propos qu'il a tenus ou des votes qu'il a émis dans l'exercice de son mandat». Elle détermine la procédure de renonciation ainsi que les organes et structures compétents : la compétence pour l'instruction de la demande de levée de l'immunité est dévolue à la commission de la législation et des affaires juridiques et administratives. La demande peut être proposée, selon l'article, par le gouvernement ou le président de l'Assemblée populaire nationale, agissant au nom du bureau, à la requête du procureur général. L'article 12 du texte fixe le déroulement de la procédure intra-muros (débats et prise de décision). Ce texte au contenu critiquable avait au moins le mérite d'exister. Il y a lieu de signaler un élément cocasse : il revient à la justice, qui veut engager des poursuites, de demander l'accord du Parlement. Dans d'autres pays, comme nous le verrons, les poursuites sont engagées sans autorisation préalable, il appartiendra au Parlement d'en demander la suspension dans certains cas. En Algérie, l'autorisation des poursuites, question éminemment juridique, est soumise à des personnes qui, parfois, n'ont aucune connaissance du droit (ou aucune connaissance tout court), qui trancheront en fonction de paramètres plutôt politiques conjoncturels opportunistes, soumis à un jeu d'alliances parfois puéril. La politique suspend la marche du droit. Enfin, en omettant de réglementer les règles et la procédure de levée de l'immunité parlementaire, le législateur a laissé une question substantielle dans un vide complet. En affirmant qu'elle était prête à renoncer à son immunité, si sa culpabilité est établie, la députée prêche dans le désert, car aucun texte ne prévoit cette possibilité. En outre, il y a là un jeu un peu cocasse semblable à la question de savoir lequel des deux a précédé l'autre, l'œuf ou la poule. La députée jure, la main sur le cœur, qu'elle lèverait son immunité si la culpabilité est au préalable établie. Or, la culpabilité ne peut être établie que si l'immunité est préalablement levée. Dans la frénésie des amendements et des réformettes, les rédacteurs des textes oublient l'essentiel. J'ai consulté pour les besoins de cet article le site de l'APN, qui, dans une rubrique consacrée au statut du député, présente des éléments et des règles qui ne se réfèrent à aucun texte juridique. Voilà ce qu'on peut y lire : «L'immunité parlementaire est reconnue au député pendant la durée de son mandat. Elle recouvre l'irresponsabilité parlementaire édictée par l'article 109 de la Constitution». La lecture que fait le rédacteur de la rubrique est complètement différente de l'article 109, qui consacre l'immunité et non l'irresponsabilité, qui sont, évidemment, deux notions complètement différentes. Edifiant exemple de rigueur de notre institution ! Afin de mettre au clair l'iniquité et l'aberration de notre système, soumettons-le à la comparaison d'autres statuts des députés dans le monde. En France, la Constitution de 1995 dispose : «Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions. Aucun membre du Parlement ne peut faire l'objet, en matière criminelle ou correctionnelle, d'une arrestation ou de toute autre mesure privative ou restrictive de liberté, qu'avec l'autorisation du bureau de l'Assemblée dont il fait partie. Cette autorisation n'est pas requise en cas de crime ou délit flagrant ou de condamnation définitive.» La Constitution française restreint l'immunité à l'arrestation et à la peine privative de liberté, elle ne s'étend pas à la protection contre les poursuites, les inculpations et les mises en cause. La détention, les mesures privatives ou restrictives de liberté ou la poursuite d'un membre du Parlement sont suspendues pour la durée de la session, si l'Assemblée, dont il fait partie, le requiert. La suspension des peines et des mesures privatives de liberté se limitent à la durée de la session et non à celle du mandat. En outre, cette suspension n'est pas automatique, mais doit être requise par l'Assemblée et non par l'intéressé. Le mécanisme français est le contraire de celui appliqué en Algérie: la soumission au droit commun de la procédure pénale est la règle, la suspension des mesures privatives de liberté sont l'exception. Autrement dit, le député est soumis au droit commun, sauf si l'Assemblée le requiert et non le contraire. En droit algérien, le député est dans un statut dérogatoire, sauf si l'Assemblée autorise la levée de ce statut. Pratiquement et conformément à la suprématie du pouvoir judicaire, c'est l'Assemblée qui demande à la justice de suspendre les mesures privatives de liberté et non la justice qui demande au Parlement l'accord de mise en détention. En tout état de cause, les poursuites peuvent être engagées sans mesure préalable. La hiérarchie des pouvoirs et la suprématie du droit sont clairement affirmées. Tunisie : Dans le pays de Bourguiba et celui de Ben Ali et durant leur règne, aucun membre de la Chambre des députés ou de la Chambre des conseillers ne pouvait, pendant la durée de son mandat, être poursuivi ou arrêté pour crime ou délit, tant que la Chambre concernée n'aura pas levé l'immunité qui le couvre. Toutefois, en cas de flagrant délit, il peut être procédé à son arrestation. La Chambre concernée en est informée sans délai. La détention est suspendue si la Chambre concernée le requiert. Au Maroc : L'article 39 de la Constitution marocaine instaure un système juridique nettement plus nuancé. Deux régimes sont applicables :
1- Pour les agissements liés à la fonction : L'immunité du parlementaire, même durant et à l'occasion de l'exercice de ses fonctions, s'arrête devant la monarchie, l'Islam et le roi 2- Pour les agissements extérieurs à la fonction: A- Durant les sessions parlementaires : Cette immunité protège tant contre les poursuites que contre les arrestations, mais elle n'est applicable que durant les sessions. L'autorisation de la Chambre est préalable à l'engagement des poursuites et/ou à l'arrestation. Cette autorisation est sollicitée par la justice qui se trouve dans un statut de subordination. à l'Assemblée. B- En dehors des sessions parlementaires : Les poursuites sont déclenchées et menées sans aucune autorisation préalable. Les arrestations par contre sont subordonnées à l'autorisation de la Chambre. Exceptions d'arrestation sans autorisation de l'Assemblée : le flagrant délit et les poursuites autorisées ou de condamnation définitive. Commentaires : En dehors des sessions de l'Assemblée, l'immunité du député marocain ne le protège que contre l'arrestation et non contre les poursuites. Le député ne peut être arrêté en préventif dans les cas de poursuites non autorisées par le Parlement, mais il peut l'être si la condamnation est définitive, même si la poursuite n'a pas été autorisée par le Parlement. La Constitution marocaine ajoute que «la détention ou la poursuite d'un membre du Parlement est suspendue si la Chambre à laquelle il appartient le requiert, sauf dans le cas de flagrant délit, de poursuites autorisées ou de condamnation définitive». L'intervention de la Chambre du Parlement ne peut être opérante et mettre fin à la détention que si les poursuites n'ont pas été autorisées par elle et aussi si la mise en détention n'est que préventive et aussi en dehors des cas de flagrance. D'abord, c'est à la requête de la Chambre que la détention ou la poursuite sont suspendues, la justice n'est pas obligée de requérir l'accord du Parlement pour poursuivre, son action, c'est le Parlement qui sollicite la justice pour mettre fin à la détention. La hiérarchie est encore affirmée entre la justice sollicitée et le Parlement en position de demandeur, encore que le texte ne précise pas que la justice doive obtempérer. Ce droit de requête du Parlement est exclu en cas de flagrance de poursuites autorisées ou de condamnation définitive. Il est intéressant de rappeler que les poursuites n'ont pas besoin d'être autorisées durant les intersessions et si une condamnation définitive est prononcée suite à une poursuite, même non autorisée, l'immunité parlementaire devient totalement inopérante. Des brèches sont quand même ouvertes, où la justice marocaine agit avec un député comme un commun des mortels. Belgique : Qu'implique l'immunité parlementaire ? Les parlementaires bénéficient d'un régime de protection renforcée qui tend à assurer le libre et entier exercice de leurs attributions. Cette protection réside principalement dans deux garanties distinctes que leur reconnaît la Constitution. L'une est prévue par l'article 58 de la Constitution, on l'appelle communément «L'irresponsabilité parlementaire». Elle offre une immunité absolue, mais limitée. Les parlementaires ne peuvent en aucun cas, même après la fin de la session parlementaire ou après la fin de leur mandat, être poursuivis du fait d'opinions ou de votes qu'ils ont émis dans l'exercice de leur fonction. L'autre est prévue par l'article 59 de la Constitution, on la désigne par l'expression d'«inviolabilité parlementaire». Elle offre une immunité relative, mais illimitée : elle vise toutes les infractions possibles mais peut être levée. Elle protège les parlementaires lorsqu'ils font l'objet de poursuites en raison d'actes délictueux autres que ceux que peuvent constituer les opinions et votes émis par eux dans l'exercice de leurs fonctions. Le régime de l'inviolabilité ne joue que pendant la durée de la session. En dehors de celle-ci, le droit commun de la procédure est intégralement applicable. Un parlementaire ne peut faire valoir son inviolabilité parlementaire lorsqu'il est pris en flagrant délit. La détention d'un parlementaire ou sa poursuite, devant une cour ou un tribunal, est suspendue pendant la session si la Chambre dont il fait partie le requiert. Conclusion générale : Chaque président algérien a eu sa Constitution. Ben Bella en 1963, Boumediene en 1976, Chadli en 1989, Zeroual en 1996, Bouteflika en 2008, il en aura probablement une deuxième. Dans toutes ces Constitutions que nous avons consultées, le régime de l'immunité parlementaire est demeuré inchangé avec quelques nuances de rédaction sans incidence sur le fond. Le régime de l'immunité parlementaire, dans ses textes fondamentaux, est une spécificité algérienne. Elle a une portée absolue et protège pendant toute la mandature. Toutes les Constitutions s'accordent pour octroyer une immunité totale au député dans le cadre de ses fonctions et en dehors de celles-ci. Elle couvre les agissements parlementaires et non parlementaires au Parlement et à l'extérieur. Partout au-dessus des lois sous toutes les latitudes. Elle ne peut pratiquement pas être levée, et ce en raison de l'absence d'un texte qui régit la procédure applicable à cette fin. Autant dire qu'elle ne le sera jamais. Le texte, aujourd'hui abrogé, qui prévoyait la procédure de levée, plaçait la justice dans une situation de subordination au pouvoir législatif. Les députés sont des supercitoyens qui échappent aux lois qu'ils élaborent. Le régime algérien de l'immunité parlementaire, applicable en 2013, ressemble comme un frère jumeau à celui de la Tunisie de Bourguiba et Ben Ali. Le brouillon de la nouvelle Constitution tunisienne semble introduire des nuances. La tendance universelle de l'immunité parlementaire pivote autour des axes suivants : -Une immunité parlementaire totale pour les faits accomplis dans le cadre du mandat. -Une immunité contre les mises en détention pour les délits et les crimes, et non contre les poursuites, pendant les sessions parlementaires. -Un régime de droit commun comme le commun des citoyens en dehors des sessions parlementaires. -La justice engage les poursuites sans demander au préalable une quelconque autorisation. -La possibilité est donnée au Parlement de solliciter la justice pour la mise en jeu de l'immunité. L'histoire parlementaire algérienne n'a jamais connu de levée d'immunité. On se souvient, en 2007, de l'affaire de l'ex-P/APC de Tazmalt (Béjaïa), Smaïl Mira, cité dans une affaire d'homicide du défunt Kamel Saâdi, où il s'est dit disposé à la levée de son immunité pour que la justice puisse l'écouter, et ce, avait-il ajouté, dans un but pédagogique. Parole de député, nettement moins fiable qu'une parole de scout. En attendant qu'un texte répondant aux normes universelles soit promulgué, rêvons mes frères rêvons que nos députés atteignent le niveau éthique et moral de ne pas invoquer leur statut pour échapper à la justice. Des déboires de députés ont été cités, ici et là, aucun n'a été jugé.