Les épisodes du projet de la pénétrante devant relier Béjaïa à l'autoroute Est-Ouest s'étirent à n'en plus finir. Les autorités se complaisent dans les annonces pompeuses. Quant à la population, elle bout d'impatience et a fini par ranger au placard le peu de crédit qu'elle accordait aux autorités. La dernière promesse non tenue est celle relative au lancement des travaux pour la fin du mois de mars dernier. Une énième annonce vient d'être faite concernant le «tout prochain» premier coup de pioche. Le lancement est vraisemblablement réservé au Premier ministre qui doit effectuer une visite samedi prochain dans la wilaya. Mais les citoyens ont été tellement échaudés par la succession de rendez-vous manqués qu'ils attendent des faits concrets pour croire que la région sera enfin être reliée à l'autoroute Est-Ouest et sortir de la saturation intenable de son principal axe routier, la RN26. Ahcène, 54 ans, est un routier qui réside à Akbou. La trémie de cette ville ne lui profite pas. Il a longtemps exercé comme chauffeur au volant de son camion pour livrer des marchandises. Aujourd'hui, il est «dégoûté de la route», elle lui fait horreur. «Non, horreur est trop noble, mal au cœur», pour reprendre Sthendal. Et la route, c'est bien sûr cette fameuse RN26 qui épuise les plus coriaces des routiers. «Je suis stressé, rien ne va. Cela fait deux mois que je n'ai pas travaillé, je ne peux plus prendre la route, pourtant c'est mon gagne-pain», s'exprime, le cœur plein, Ahcène. Quand il lui arrive de s'engager sur les RN12 ou 26 en provenance du port de Béjaïa, «c'est toujours un souci, un grand problème». «Commerçants, routiers ou autres, tout le monde est stressé. Comment ne pas l'être quand on est obligé de passer des heures sur la route pour quelques kilomètres de trajet !», explose Karim, un commerçant de 43 ans, tenant une boutique au bord de la RN26. La pénétrante ? Voilà ce qu'il en pense : «Une bonne chose, mais elle prendra beaucoup de temps pour être réalisée avec les éternelles lenteurs que l'on connaît.» «Les gens sont impatients, ils ne peuvent plus supporter plus d'une année. Le doublement la RN 26 est une priorité», propose Karim. «Mais pourquoi ce projet de pénétrante ne démarre-t-il pas ?», se demande le commun des habitants de la wilaya, dont ceux qui ont leur petite idée sur tous ces retards qui plombent le développement local. «Il n'est pas besoin d'être saint-cyrien pour comprendre que de tout temps, nous n'avons jamais attiré l'estime des gens d'en haut», considère Linda, une jeune fille d'El Kseur, étudiante à l'université Abderrahmane Mira, qui, sans être routière, a sa part du calvaire des encombrements. «Rien pour la Kabylie» Dans bien des esprits, le sentiment d'un traitement punitif est une certitude inébranlable. Et ce n'est pas chez Mohand Saïd, cadre à la retraite, qu'elle va vaciller : «A bien réfléchir, ce traitement est ancien, très ancien. La Kabylie est une région qui dérange. Sa différence, sa rébellion ne sont pas du goût des centres de décision. Il leur faut donc la contenir, l'émietter, la briser et empêcher son progrès. Rien pour elle et tout pour les autres.» Pour lui, «seuls l'union et le sursaut de ses forces vives pourraient sauver la région. Ils en ont l'extrême obligation.» Sur le Net, où la critique fait rage, on a aussi le cœur plein. «Qui se moque de qui ? La décision a été prise d'engager les premiers travaux avant la fin mars 2013. A ce jour, aucune trace de ce projet sur le terrain. Le mois de mars est achevé ! Et on dira pourquoi le citoyen ne croit plus à rien ? Parce que des responsables mentent et publiquement !», commente un ex-député, administrateur d'une page virtuelle intitulée «Où en est la pénétrante de la wilaya de Béjaïa ?». «Nos élus devraient se réveiller et appuyer la région au lieu de se soumettre et d'organiser leurs luttes intestines, interclaniques et partisanes. Il y va de l'avenir très proche de la région, qui mérite autre chose que cet abandon», charge un autre internaute. Jamais le ras-le-bol autour d'un projet n'a autant été poussé à l'extrême que dans le sillage de cette pénétrante, qui se fait exagérément désirer jusqu'à déclasser bien des soucis de développement local. «Toute l'attention de la classe intellectuelle de la région est captée par ce projet qui est une belle diversion, un détournement des énergies locales», estime, sur le Net, Rachid, cadre dans une administration publique. «Elargir la RN26 à quatre voies serait beaucoup plus rentable pour l'activité commerciale régionale», suggère Rachid. Aucun projet de doublement de la RN26, partant d'El Kseur à la jonction avec la RN12, n'est sur les tablettes officielles. Les autorités parlent à peine de la «possibilité» d'élargir les 22 km qui vont jusqu'à Sidi Aïch. Des trémies pour rien Soummam, Ifri, Cevital… 1000 à 1500 camions circulent dans la wilaya sur des routes étroites et saturées le long desquelles couve une colère. Y compris au cœur du chef-lieu de wilaya. Durant la traversée d'Akbou, les automobilistes cauchemardent. Depuis la réalisation de la trémie au quartier Guendouza, les bouchons n'ont fait que se déplacer pour imposer des arrêts de circulation qui durent des heures depuis l'entrée de la ville. Celui subi un jour de janvier dernier a duré… 5 heures. 5 heures de blocage total. «Un calvaire pour les usagers et une vraie honte pour les responsables de la wilaya», dénonce un automobiliste. «Béjaïa souffre. Sa population est suppliciée, noyée dans la colère, le dépit et le désespoir. Le sentiment collectif de marasme ambiant est omniprésent. Son économie, qui détermine le bien-être de sa population, étouffe de jour en jour. Les pertes quotidiennes occasionnées aux agents économiques tant publics que privés sont énormes. Quelques entreprises privées ont déjà délocalisé leur usine, d'autres pensent le faire», écrivent des représentants d'associations, de syndicats et des intellectuels dans un «Plaidoyer pour le démarrage immédiat et effectif des travaux de réalisation de la pénétrante». «La population est à bout. Nous voulons savoir ! Nous exigeons des réponses», déclarent-ils. Le feuilleton de cette pénétrante autoroutière prend l'allure d'un véritable supplice de Tantale, ce mortel que, dans la mythologie grecque, les dieux ont condamné à demeurer dans les enfers, coupable de les avoir trompés. Son châtiment était de supporter une faim et une soif éternelles bien qu'il eût les pieds dans une rivière et la bouche tout près d'un arbre regorgeant de fruits et auquel il était ligoté. A Béjaïa, les projets sont éternels quand ils sont lancés et chimériques quand ils sont annoncés. Une frustration malgré les excédents budgétaires débordant des caisses de l'Etat qui tiennent lieu de ces fruits, comme dans les enfers, que les citoyens ne peuvent pas cueillir. La pénétrante, projet inscrit en 2005, attise une soif inextinguible. La population paye les conséquences de bien des retards. Elle gère sa soif. Coupable de quoi ?