Le Dimajazz, festival international du jazz de Constantine, est aussi un espace de rencontres. Et de belles rencontres. Cette année, sa onzième édition a lieu au printemps. Et Constantine, au printemps, sent, malgré les effluves de la ville, la fleur d'oranger. Une fleur qu'on égoutte pour en tirer une eau parfumée. Une tradition à sauvegarder et à transmettre. Zouheir Bouzid, commissaire du Dimajazz, et son équipe ont décidé d'organiser la manifestation musicale la plus importante du pays chaque mois d'avril. L'idée est de faire coïncider le festival avec un nouveau repère : le 30 avril, consacré depuis l'an dernier Journée mondiale du jazz par l'Unesco. «Cette journée est destinée à sensibiliser la communauté internationale aux vertus du jazz comme outil éducatif et vecteur de paix, d'unité, de dialogue et de coopération renforcée entre les peuples», a indiqué un communiqué de presse de l'organisation. Ce n'est donc pas par hasard que la soirée du 30 avril au Théâtre régional de Constantine a été animée par le célèbre guitariste américain, Al Di Meola. Tout aussi illustre, le trompettiste américain, Randy Brecker, était également de la partie. La venue de ces deux stars est un événement, tant pour le Dimajazz que pour l'ensemble de la vie culturelle algérienne. Désormais, le Dimajazz s'est bel et bien imposé sur la scène internationale. En dépit de toutes les contraintes, la manifestation force le respect. «Le jazz c'est l'expression de la liberté. Les jazzmen disent tout ce que les musiciens classiques espèrent avoir : n'être pas ligotés par les partitions», a soutenu Al Di Meola lors d'une rencontre avec la presse, où il a évoqué ses années passées au Berklee College of Music de Boston. «C'était un super environnement. On travaillait toute la journée, organisait plusieurs jam sessions. Chaque classe avait ses guitares, ses instruments. Tous les thèmes devaient être interprétés. Je me suis concentré sur les modules spécifiques à la guitare. On m'a même proposé d'enseigner à Berklee», a-t-il déclaré. Il devait rejoindre le groupe de Chick Corea, Return to Forever, à l'âge de 19 ans. «J'étais avec un groupe qui pratiquait le jazz fusion. C'était quelque chose d'important pour moi», a déclaré ce fan des Beatles qui a consacré son dernier album, All your life, au mythique groupe britannique. Il est revenu sur sa rencontre avec Joe Satriani : «Un jour off, je suis allé voir un spectacle de Joe Satriani. On m'a invité à monter sur scène pour jouer de la guitare.» Joe Satriani est devenu guitariste après la mort de son idole, Jimi Hendrix. Il est considéré aux Etats-Unis comme un «guitare hero» de la scène jazz-rock actuelle. Al Di Meola s'est rappelé aussi des moments passés sur scène avec deux autres guitaristes de renom : Paco De Lucia et John Mclaughlin. «Lorsque chacun de nous jouait un solo, il y avait une telle effervescence sur scène ! En tous cas, ça tirait le jeu musical vers le haut. C'était aussi un challenge pour moi», a-t-il dit. La rencontre d'Al Di Meola avec le public algérien a été presque un choc pour lui. Un choc agréable : «Ce soir, j'ai senti que le public du Dimajazz a bien compris le sens et la profondeur de ma musique, capté l'énergie et la puissance. L'écoute des Algériens et des Nord-Africains est différente de celle des Américains. Au Maroc, c'était aussi incroyable qu'ici.» Al Di Meola s'est aussi produit en Tunisie. Le pianiste cubain, Chucho Valdès, qui a animé une grande soirée mercredi a, lui aussi, apprécié la réaction du public algérien. Mais également le malouf, la musique andalouse de l'Est algérien. Cet artiste vient d'engager une véritable entreprise d'exploration de la musique maghrébine. D'où l'invitation du chanteur gnawi marocain, Aziz Sahmaoui, à monter sur scène pour interpréter Abdel, morceau du dernier album de Chucho Valdès, Border free («Sans frontières», sorti en février). «Aziz est phénoménal, un musicien exceptionnel. Je vais refaire l'expérience. Et je vais même enregistrer un album avec lui», a annoncé Valdès après le concert. Dans les loges du Théâtre régional de Constantine où s'est tenu le Dimajazz (clôturé hier soir avec le concert de Lucky Peterson, la légende du blues), Aziz Sahmaoui nous a déclaré après un spectacle haut en couleur : «C'est la première fois que je monte sur scène avec Chucho Valdès. Il me rappelle Joe Zawinul. Ils ont le même caractère. Il s'agit de gens qui demandent de la rapidité et veulent que tu interviennes tout de suite, juste au regard. Autrement dit, relaxation complète, action immédiate. Ils n'aiment pas attendre.» L'artiste marocain ajoute : «Voir le sourire des gens, c'est agréable. C'est comme un remède. On se sent léger, on s'envole quelque part. On rejoint les nuages. Cela fait plaisir de voir un public qui réagit à notre musique.» Ancien membre du mythique groupe de Joe Zawinul, The Zawinul Syndicate, et l'un des fondateurs de l'Orchestre national de Barbès (ONB), Aziz a réservé l'exclusivité d'une chanson de son prochain album, Khat el ma (Water line), au public du Dimajazz. Il a invité sur scène le violoniste Kheirddine M'Kachiche, sans doute l'un des meilleurs, sinon le meilleur violoniste algérien actuel, affirmant ensuite : «Kheirddine est super. Il est justement entré dans l'espace. Dans la vie, lorsqu'on veut faire quelque chose, on le fait. On n'attend pas le beau temps. Kheirddine est de cette graine de musiciens.» Le soir du lundi 29 avril, Kheirddine M'Kachiche est également monté sur scène pour rejoindre un groupe d'une autre sphère artistique, les Chemirani, musiciens iraniens. Mené par le percussionniste, Djamchid Chemirani, le groupe est composé des deux fils Chemirani, Bijan et Keyvan, ainsi que de la fille Myriam (au chant). Joueur de zarb, tambour traditionnel persan (fabriqué à base de bois de noyer et de mûrier et d'une peau tendue de chèvre), Djamchid a transmis son savoir à ses deux fils. Munis donc de zarb, de tombak, autre tambour persan, de setar, luth persan et de dayereh, sorte de bendir, les Chemirani ont animé une soirée où se rejoignaient la musique savante, l'art lyrique persan (le fameux tasnif) et les sonorités asiatiques. Au fil des spectacles et des rencontres, les Chemirani, ouverts sur le monde, jouent tant aux côtés du célèbre pianiste cubain, Omar Sosa, que du guitariste irlandais, Ross Daly, ou du groupe malien, Neba Solo. «Les Chemirani reviennent, comme la plupart des groupes actuellement, aux racines africaines. Il y a beaucoup de sonorités à explorer dans ce continent et en Algérie. Je rencontre souvent les Chemirani dans des concerts à l'étranger. On s'est dit, avec le staff du Dimajazz, pourquoi ne pas les programmer en Algérie ? Zouheir Bouzid leur a proposé que je sois guest avec eux. Ici à Constantine, c'était la première que je jouais avec les Chemirani au grand complet. Bijan Chemirani, par exemple, a joué avec moi aux côtés de la chanteuse marocaine, Amina Allaoui, pendant sept ans», nous raconte Kheirddine M'Kachiche. Avec les Chemirani, il a improvisé un morceau en mode zendani pour saluer l'héritage Malouf de Constantine et, bien entendu, le maître du genre, Mohamed Tahar Fergani. C'était donc la belle touche algérienne. «Le morceau joué sur scène est toujours en chantier. Il s'agissait d'une fusion instrumentale, un dialogue entre instruments», a précisé notre interlocuteur. «C'est une vraie rencontre humaine. Nous avons été très touchés par la délicatesse de Kheirddine en instrument. Il y a toute une finesse. C'est vraiment une musique qui vient du cœur», a soutenu Bijan Chemirani. Son père, Djamchid, a qualifié le violoniste algérien d'"excellent musicien". «Nous avons juste fait une répétition cet après-midi. Il a vite saisi le sens et la démarche de notre musique. Il nous a apporté beaucoup de choses. Comme s'il avait toujours joué avec nous ! On est vraiment contents», a-t-il témoigné. Bijan a expliqué, pour sa part, que le groupe joue de la musique d'inspiration iranienne : «Et de la musique autour de l'Iran, comme celle de la Turquie. Nous accompagnons notre musique avec des poésies mystiques du XIIe ou du XIIIe siècle. Notre père nous a enseigné toute la variété des timbres et le travail sur les métriques.» Sa sœur, Myriam, nous a déclaré : «Je demande à tous les cœurs de se mettre sur la même vibration, la même onde. Nous sommes classés dans la musique du monde. On parle plus de la famille Chemirani en évitant de parler de musique iranienne.» Bijan Chemirani ajoute que le groupe fait de la musique à partir des éléments de langage de la musique iranienne hérité depuis longtemps. Autre rencontre : Lobi, groupe composé par le batteur belge, Stéphane Galland, qui a fait appel au percussionniste turc, Ahmet Misirli, au flûtiste ivoirien, Magic Malik, au pianiste brésilien, Malcom Braff (qui a remplacé l'arménien Tigran Hamasyan), au bassiste espagnol, Charles Benavent, et à l'accordéoniste bulgare, Petar Ralchev, pour constituer l'ensemble. C'est une petite O.N.U. du jazz ! «Nous n'avons pas de restrictions. Notre projet est ouvert à tous les échanges, une rencontre avec toutes les cultures. On se nourrit de musique traditionnelle mais avec une approche contemporaine et avec un background de jazz pour la plupart d'entre nous. Il y a aussi de l'improvisation, des éléments actuels. D'où le nom Lobi qui peut autant signifier aujourd'hui que demain», a expliqué Stéphane Galland qui est allé chercher dans le lingala, la langue bantoue du CongoKinshasa et de la Centrafrique, le nom de son groupe. Sur scène, Lobi a repris le fameux mouachah arabe, «Lama bada yatahana, hibi djamalou fatana», qui aurait été écrit par Abderrahim Al Massloub dans les temps anciens. «C'est une idée de Ahmet Misirli. Car, j'ai demandé à chaque musicien d'amener des idées de morceau pour le projet. Ce qui est important dans Lobi , c'est la rencontre de personnalités qui ont des choses fortes. J'ai découvert Lama bada auparavant. Nous avons travaillé ensemble et développé l'arrangement avec Malik. J'ai écouté la musique arabe, mais je ne peux pas dire que je la connais», a-t-il ajouté. Lobi passe avec souplesse de la musique bien arrangée, stricte, a des improvisations en free-style. D'où cet impressionnant dialogue de percussions entre Galland et Misrli sur scène au Dimajazz. «On cherche à se comprendre l'un l'autre. Du coup, on sort de notre zone de confort pour apprendre de nouvelles choses. De cette manière, on se comprend de mieux en mieux. Avoir des musiciens de plusieurs origines et nationalités dans un groupe, c'est aujourd'hui une nécessité», a soutenu Stéphane Galland, relayé par Magic Malik : «On n'est pas là pour remettre en cause la culture de l'autre, mais bien pour échanger. La musique est le cadre idéal pour le respect. Toutes nos différences forment une alchimie qui donne quelque chose d'harmonieux.» Charles Benavent, qui a joué aux côtés de Paco De Lucia, Miles Davis et Chick Corea, a, pour sa part, estimé que la musique est un voyage auquel tout le monde est invité. Tout le monde ! Ces idées, le musicien et compositeur libanais, Rabih Abou Khalil, autre invité de marque du Dimajazz 2013, l'a bien compris depuis longtemps. A chaque concert, cet illustre joueur de oûd, qui a donné au jazz oriental toute la saveur que le monde actuel revendique, sollicite des musiciens de plusieurs horizons. A Constantine, il était entouré de musiciens italiens et français. Pour Rabih Abou Khalil, qui vit en Allemagne, aucune culture n'est supérieure à l'autre. Qui peut le contredire ? En tout cas, pas la grande famille du jazz...