Entre le 14 octobre et le 3 décembre 1983, des enfants d'immigrés et leurs amis français ont battu le pavé entre Marseille et Paris afin de dénoncer les crimes racistes dont ils souffraient depuis le début des années 1970. Ils l'ont appelée alors «Marche de l'égalité et contre le racisme», avant qu'elle ne soit rebaptisée par les médias «Marche des beurs». C'est cet angle du traitement médiatique que l'association banlieusarde «Presse & Cité» a choisi pour célébrer, à sa manière, les 30 ans de cette marche historique. Paris De notre correspondant Nous organisons cette rencontre de célébration sous l'angle des médias, car nous considérons que cela cristallise le tout, à la fois le regard sur la culture et le regard politique. C'est une manière de voir comment cette marche a été reçue par l'opinion publique de 1983. Nous voulons débattre de la vision exprimée par les journalistes et voir si elle correspondait à ce que voulaient dégager les marcheurs comme image», a déclaré le président, de «Presse & Cité», Farid Mebarki, à l'ouverture de la journée d'étude, organisée à Paris le 31 mai dernier. Le débat a été riche et très condensé. Avant de parler du traitement médiatique de la marche, le chercheur et historien, Yvan Gastaut, l'a replacée dans son contexte historique. «L'année 1983 a été marquée, pour la première fois, par le changement de mentalité par rapport à l'identité nationale. On commençait à poser sérieusement cette question. Le racisme s'exprime sous une nouvelle forme : le discours politique de Jean-Marie Le Pen. Le vote Front national a créé la surprise lors des municipales. La question de l'islam s'invite également dans le débat public. Des ministres et des cadres du Parti socialiste, en effet, ont émis des accusations graves envers les syndicalistes immigrés qui menaient des grèves dans le secteur automobile, depuis 1982. Ils parlaient de manipulation chiite», a-t-il expliqué. Au-delà du contexte sociopolitique, l'historien a aussi indiqué le rôle de la culture et du sport dans la prise de conscience de la jeunesse française issue de la première génération d'immigrés. Par exemple, Smaïn perçait dans le théâtre et Yannick Noah remportait Roland-Garros. L'époque où on cassait de l'Algérien ! Mais, selon Toumi Djaïdja, l'initiateur de la marche, le plus frappant, à l'époque, c'était la «recrudescence des crimes racistes impunis», seule vraie motivation de la marche d'après lui. Effectivement, cette année a été ensanglantée par des assassinats à caractère raciste d'une vingtaine de personnes, majoritairement jeunes et d'origine algérienne. Ce chiffre sera confirmé plus tard par le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP). On cite deux cas qui ont beaucoup ému l'opinion publique, ou du moins la communauté algérienne. Le 9 juillet 1983, Toufik Ouannès, un enfant d'à peine dix ans, a été abattu d'une balle en plein cœur à la Courneuve (près de Paris), par un voisin qui ne supportait plus le bruit des pétards avec lesquels jouaient les enfants. L'assassin a été condamné à 2 ans de prison. En pleine marche, entre la nuit du 14 au 15 novembre, Habib Grimzi, jeune touriste algérien de 26 ans, qui prenait le train Bordeaux-Vintimille a été sauvagement défenestré par trois légionnaires pour des motifs racistes. Dans ce sens, l'une des «marcheuses», Marie-Laure Mahé, considère que «les marcheurs ne se sont pas beaucoup exprimés depuis 30 ans sur les objectifs et les résultats de la marche. En réalité, il n'y avait pas vraiment de revendications bien précises de notre part. Nous voulions juste exprimer notre volonté de vivre en sécurité. On ne voulait plus se faire flinguer par son voisin, un policier ou un militaire. C'était une manière de dire : stop aux crimes racistes !» Un désintérêt médiatique Hélas, ce n'est pas cela que les médias ont forcément retenu. «La marche a eu un objectif social qui n'a pas été vraiment reflété dans les médias qui l'ont vue plutôt comme une sorte de carnaval à un moment donné», a précisé Louisa Zanoun, historienne et membre de l'association Génériques. Les médias ont montré un désintérêt presque total par rapport à la marche, qui a démarré d'ailleurs dans une sorte de black-out médiatique, avant qu'ils soient obligés de s'y intéresser avec les foules qu'elle drainait et les 100 000 personnes qui ont rejoint la place de la Bastille pour l'étape d'arrivée, le 3 décembre. Plusieurs participants à la rencontre se rappellent, aussi, que les journalistes se sont intéressés par exemple au «look de ces jeunes immigrés et au fait qu'ils parlent très bien français, et maîtrisent même les accents provinciaux». Les médias ont même changé le nom de à la marche, ce qui l'a carrément dénaturée. En l'appelant «Marche des beurs», ils lui ont ôté son caractère national (à l'époque beur désignait beaucoup plus la région parisienne) et de ses motifs, contre le racisme et pour l'égalité. Parmi les rares organes de presse qui ont couvert sérieusement la marche, on note le journal Sans Frontières. «C'est le premier hebdomadaire, en France, fait par des immigrés pour les immigrés. Notre point de départ est basé sur une réflexion ironique mais très symbolique à l'époque : ‘‘Un journal pour les chiens, ça existe, un journal pour les immigrés, pourquoi pas ?'' Notre objectif a été de donner la parole aux immigrés pour qu'ils puissent eux-mêmes raconter leurs problèmes et leurs espérances, surtout qu'à l'époque l'amalgame était à son paroxysme en assimilant la délinquance à l'immigration», a rajouté Mme Zanoun. Du côté audiovisuel, Bernard Langlois, ancien journaliste à Antenne 2 (France 2), et Samia Messaoudi, ex-marcheuse et journaliste à Radio beur/Beur FM, ont partagé leurs expériences de l'époque. Durant la soirée, plusieurs films documentaires, traitant de la marche et de ses conséquences, ont été projetés et des débats ont été animés, avec la participation de l'historien Pascal Blanchard.