Vivons donc heureux, sans haïr ceux qui nous haïssent, parmi ceux qui nous haïssent, passons dépourvus de haine ! Ahmed Laghouati ? Son souvenir évoque une puissante personnalité au caractère fortement trempé par les vicissitudes de la vie, qui l'ont fortement malmené depuis sa tendre enfance, de La Casbah, aux opérations de commando dans la zone urbaine d'Alger, BlidaChlef, le maquis dans les crêtes de l'Atlas blidéen, son passage forcé au Maroc et en France, suite à des blessures de guerre, et enfin dans la période d'après l'indépendance, où il est resté le «rebelle» et le «clandestin» jusqu'à sa mort, à l'hôpital Mustapha. Ses actions militaires, auxquelles il a participé ou qu'il a organisées, s'inscrivaient toujours dans une construction intelligente et réfléchie, dans une perspective d'obtenir le plus grand résultat, comme la participation, avec Ali Khodja, qui avait déserté l'armée française, à l'acheminement d'un lot important d'armes de la caserne du Champ de manœuvres, actuellement siège de la presse nationale, vers le maquis de Palestro. Ou au dynamitage de la draisine, qui a fait plusieurs morts et blessés parmi les militaires francais, lors de leur déplacement sur la voie ferrée à destination de Chlef (ex-Orléansville). A ce sujet, il faut noter l'intelligence d'Ahmed Laghouati, qui, malgré sa privation, à l'époque, de faire des études, a pu, seul, devenir un fin limier en matière de fabrication d'explosifs, reconnu par ses frères d'armes comme un brillant artificier. Il a utilisé de vieux obus récupérés, qui n'ont pas explosé lors de la Deuxième Guerre mondiale, pour fabriquer des engins explosifs qu'il a sciemment utilisés dans des circonstances qui ont connu un grand écho médiatique et marqué l'opinion politique internationale, particulièrement en France, s'agissant de jeunes appelés tués et blessés. Il professait avec humour qu'il faut garder son sang-froid en toutes circonstances. Il n'a pas dû en manquer, lui qui n'avait pas toujours été sage, sa jeunesse fougueuse lui ayant valu moult démêlés. «Il avait avec nous un véritable échange, en même temps qu'une grande exigence», témoigne Nacereddine Sadji, ami du défunt et dont le père, Ali Sadji, était le responsable hiérarchique d'Ahmed au PPA et au FLN. Un Homme à principes On l'appelait Ahmed, «le rebelle», il avait toujours sa «mat» sous la kachabia. Il ne faisait confiance à personne, il a contribué à la construction de la mosquée du Climat de France et lors de l'accession de l'ECA (Club de quartier dont il était le président d'hon- neur), il nous a amenés à Palma, d'où il nous avait ramené auparavant un équipement complet pour le club. Le Dr. Bouzrina Smaïl, fils du grand Hdidouche, était déjà dans le feu de l'action, à 15 ans, en tant qu'agent de liaison et transmetteur de messages. «Il a connu Ahmed pendant la guerre, avec Ahcen Laskri, son ami et frère de combat, ils traquaient les Messalistes à La Casbah et menaient une lutte sans merci contre la soldatesque française, Ahmed a pris part à l'évasion de Ali Khodja qui amena dans ses bagages tout un arsenal. Lorsque Fernane Hanafi a succombé à ses blessures, c'est Ahmed, qui, de nuit, a transporté dans sa camionnette le corps à Chebli, où le chahid a été inhumé. C'était un frère pour moi. On avait du respect pour lui, car il incarnait le courage, la droiture et la générosité. Il était dur mais jute, tendre mais intransigeant», témoigne Amar Bouzid, qui l'a bien connu. Ahmed n'était pas d'accord avec Ben Bella, un jour, ce dernier était venu à l'imprimerie que tenait Ahmed au Climat de France, sans escorte. On était en 1963. Quelques jours après, il a été arrêté et torturé. Le pouvoir de l'époque lui en voulait, car il gênait, même Boumediene, qu'il avait sèchement remis à sa place alors qu'il était commissaire du parti et qu'il présidait les travaux du Congrès du FLN, lui en a voulu à mort par la suite, en le menaçant à travers les harcèlements continus de la SM. Il avait tellement subi de tortures, des chocs électriques, que ses cheveux ont subitement blanchi. Près du peuple Il était presque toujours en bleu de Chine, son port d'attache, c'était sa modeste imprimerie qu'il gérait avec amour et que le pouvoir, par représailles, a voulu fermer. «Pendant la guerre, se souvient son ami Mokrane Feradi, Ahmed venait souvent avec Laskri au Climat de France, chez mon oncle, marchand de légumes. Ils étaient déjà connus comme étant des chefs de la résistance. En 1962, dans l'euphorie de l'indépendance, Ahmed, égal à lui-même, est resté le fils du peuple qu'il a toujours été. Il s'est désisté de la somptueuse demeure sur les hauteurs de Hydra, qui lui avait été attribuée au profit d'une femme de chahid, qui s'était retrouvée sans toit avec ses enfants après la mort de son mari tombé au champ d'honneur. Sans bruit, Ahmed rejoignit son F3 de toujours à Bab El Oued, où il vécut jusqu'à sa mort, en 1989. Il n'aspira même pas à la pension qui lui était due. Ce sont ses amis qui lui ont fait faire le dossier. C'est pour vous dire qu'il n'était pas le type cupide. Il avait des rapports distants avec l'argent. Quand il en avait, il n'hésitait pas à le distribuer aux pauvres. Quand il était sans le sou, il avait assez de dignité pour ne pas en demander, afin d'acheter les cigarettes qu'il grillait à longueur de journée.» Ahmed est un vrai modeste. Peut-être est-ce là le principal obstacle de sa personnalité. Il gardait tout pour lui, même dans la maladie. Il souffrait, mais ne s'en est jamais confié à ses proches. Ce qui émeut en lui, c'est sa noblesse, sa droiture, la rectitude de son sillon. Des gens comme lui, il en existe sûrement. On n'en parle jamais, parce qu'ils sont discrets. Et à travers Ahmed, c'est une façon, peut-être, de leur rappeler qu'ils ne sont pas seuls. Hamid Dali, moudjahid se souvient. «On habitait Sidi Ramdane. Son père commerçait dans la ferraille qu'il revendait à Brossette. Souvent, je me trouvais avec Ahmed et Merzak, son frère, pour aider le paternel. Ahmed en profitait pour nous apprendre à conduire sur la vieille camionnette Citroën de la famille. Je savais qu' Ahmed, alter ego de Laskri, était un activiste, qu'il était un ancien du MTLD et qu'il connaissait les leaders du mouvement national, tels que Abane, Krim, Ben M'hidi. Lorsque Ahcène Laskri a été tué et Hamada le rejoignit dans l'autre monde, suivi d'Ahmed Soussou, c'est Ahmed Laghouati, qui, par la force des circonstances, s'est retrouvé à la tête du combat. Dynamique, résolument engagé, il fut chargé du recrutement grâce à son sens aigu de la sensibilisation et de la mobilisation. Il a fait gagner à la cause nationale plusieurs jeunes des quartiers populaires, Casbah, Belcourt, Salembier». Il était connu dans son milieu pour ne pas avoir sa langue dans sa poche. Cet homme, à l'apparence anodine, avait des convictions fortes, généreuses et combatives. En tous cas, il n'était pas homme à qui on fait baisser les yeux… Après l'indépendance, son génie n'a pas cessé et dans son imprimerie au Climat de France, ses amis et associés suivaient avec grand intérêt et impatience ses «inventions» et dernières trouvailles pour faire face aux pannes du matériel d'imprimerie introuvable sur le marché et impossible à importer dans les années 1970/1980. Il fabriquait lui-même des pièces avec des éléments récupérés çà et là. Qui ne se rappelle pas de son fameux appareil à ultra-violet pour remplacer celui tombé en panne et qui a mis à l'arrêt toute l'imprimerie, qu'il a reproduit lui-même et qu'il a fait fonctionner du premier coup devant son chef machiniste incrédule et les employés ahuris. L'histoire confisquée L'autre aspect d'Ahmed Laghouati, qu'il ne faut pas négliger, est sa forte personnalité, reposant sur un puissant socle d'algériannité qui apparaissait chez lui au premier abord et qui est due à sa naissance, son éducation et sa singularité. Ahmed était fier d'appartenir au PPA-MTLD et d'y avoir milité. Mais lors de ses multiples rencontres avec d'autres millitants issus des oulémas ou du PCA, il n'a jamais montré un esprit revanchard ou d'adversité, bien au contraire, cela se terminait avec le sourire. Il faut dire qu'Ahmed, dès les années 1970, s'est intéressé à l'histoire de la guerre d'Algérie, de ses moments de gloire et surtout ses faiblesses et trahisons. Sa chambre était jonchée de livres et revues d'histoire de la guerre d'Algérie (qui lui ont valu une fortune, car il se les faisait acheter en devises à l'étranger par ceux qui avaient la chance de s'y rendre et les lui faisaient parvenir sans problème), qu'il lisait avec avidité, mais toujours avec un esprit critique, qui était son principal trait de caractère. Il notait des dizaines de questions qu'il posait au cours de rencontres qu'il organisait avec des témoins, des auteurs, des étudiants et des historiens algériens. Il était courageux et baroudeur. Il avait le sens de l'organisation. Les talents d'artificier de ce révolutionnaire très engagé ont été très bénéfiques, confie le colonel Si Hassen (Youcef Khatib) chef de la Wilaya IV. Durant toute une période qui a duré plusieurs années, il était passionné de cette histoire qu'il a vécue dans sa chair et son sang et voulait comprendre ce qui s'était passé pour que l'Algérie, dont les enfants ont sacrifié leur vie et leurs biens, en arrive à une situation qui a fait dire à Ben M'hidi, avant d'être assassiné qu'il était fier de mourir pour l'Algérie mais aussi, que sa mort, qu'Allah avait décidée, lui épargnerait de voir le désastre provoqué par certains, qui n'attendaient l'indépendance que pour prendre le pouvoir et diriger la pays, loin des principes et idéaux du 1er Novembre. Ahmed, très discret sur sa vie, n'aimerait certainement pas que l'on parle de lui. Il avait son côté mystique et sa grande ferveur religieuse intérieure qu'il avait acquise à El Houaita, à Laghouat, durant les rares virées qu'il y faisait durant son enfance où par les Medih religieux que lui chantait sa mère lors de chaudes nuit d'été de la haute Casbah. Mais ce côté est la face cachée de sa vie et il ne la faisait apparaître à aucun moment. Cependant, il lui arrivait de temps en temps de raconter certaines anecdotes où dans leur explication le mystérieux l'emporte sur le réel, mais que le réel rattrape toujours en fin de parcours de l'histoire, par une manifestation concrète.. Une nuit, raconte-t-il, alors qu'il était avec son groupe de moudjahidines dans les massifs des montagnes escarpés de Médéa, il vit en songe des escadrilles d'avions larguant des bombes. Il fut réveillé à plusieurs reprises par leur vrombissement assourdissant, il ordonna à sa katiba de quitter immédiatement les lieux et de partir ailleurs. Les combattants ne comprenaient pas le sens de cet ordre, ni lui-même d'ailleurs, mais quelque temps après, lorsque la katiba s'installa dans un autre endroit protégé, des avions ont surgi et ont bombardé l'endroit avant une grande offensive terrestre. Leur mort sous le déluge des bombes et du napalm et du feu des mitrailleuses était certain mais, Ahmed racontait ce rêve en répétant qu'Allah, dans toute sa miséricorde les avait encore épargnés ce jour-là, malgré leur faiblesse, en comparaison à la force de l'ennemi sur terre et dans le ciel, mais la force de la foi qui l'animait intérieurement était incommensurable et à elle seule pouvait rivaliser avec toutes les forces matérielles de l'époque. Enfin, on ne peut parler d'Ahmed sans évoquer son penchant pour l'humour en employant des mots en français arabisés, il disait dans une phrase «toute une période j'étais dans tout l'Algérois mousarchi», c'est à dire recherché. «Une fois, on a été repérés par el kolouptir», c'est-à-dire l'hélicoptère, etc. ou des mots en kabyle qui se tamponnaient fortement dans leur intonation : «Akkar ounoukkar, asnekkar, avounoukkar.» Son sourire s'est éteint avec lui sur son lit d'hôpital rongé par une maladie chronique à laquelle il a résisté jusqu'au dernier souffle en lui signifiant qu'il n'avait pas peur et qu'il demeurait toujours le rebelle même devant sa mort.