Soirée ordinaire au service des urgences du CHU Mustapha Pacha à Alger. Des malades quêtent des soins qu'on tarde à leur prodiguer malgré leur détresse, tandis que les jeunes médecins affectés aux permanences se démènent comme ils peuvent pour les secourir. Hôpital Mustapha Pacha, 21h30. Des pompiers sortent un brancard d'une ambulance, à l'entrée du service des urgences. Sur ce brancard gît un jeune homme d'une vingtaine d'années, inconscient, les bras en croix. La tenue de sport indique que le malade vient tout juste d'un stade de football de la périphérie d'Alger. Il a visiblement été victime d'un accident au stade ou sur son chemin de retour à la maison. Quatre agents de la Protection civile le conduisent immédiatement à l'intérieur du service. Une fois le hall de réception dépassé, plusieurs box sont indiqués. Le brancard arrive devant celui des urgences de neurochirurgie où une dizaine de malades attendent leur tour. Les pompiers attendent que la porte du box soit ouverte. Une femme d'une soixantaine d'années, qui arrive à peine à se tenir debout, s'appuie sur le mur pour ne pas tomber ; sa fille tente de la réconforter entre deux appels téléphoniques. Elle veille scrupuleusement à ce que le tour de sa mère ne soit pas pris par un autre malade. Sur la seule chaise se trouvant dans ce hall, une jeune femme, tenant un bébé d'à peine une année, attend également son tour. A côté, un enfant d'environ quatre ans semble ne pas prêter attention à la blessure qu'il a à la tête. Du sang coule encore de la plaie. L'enfant se déplace entre les malades, s'approche du bébé tenu par sa mère. Il joue et laisse des traces de sang sur le mur. Il fait le tour du poteau situé au milieu de la salle, au bas duquel sont fixés des bacs à ordures. Une odeur nauséabonde inonde les lieux. Sa mère essaie de limiter les déplacements du petit. En vain. «Tu risques de chopper des virus en te collant ainsi aux murs et aux malades», le prévient-elle, sans résultat. L'enfant court entre les malades. Le jeune homme sur la civière attend toujours. Un pompier se décide enfin à ouvrir la porte, non sans formuler des excuses. Il entre à l'intérieur du box, quelques instants plus tard, il demande à ses collègues de pousser le brancard à l'intérieur du service. Ils repartent en prenant soin de refermer la porte. Sur la porte à côté, une inscription à la main sur une feuille fixée avec du sparadrap indique que c'est le box des urgences d'orthopédie. Le mot orthopédie a été corrigé. Un «h» a été inséré entre le «t» et le «o». La correction a été portée et ça se voit. Cet écriteau arrache un sourire aux patients et à leurs accompagnateurs qui attendent leur tour. «Un CHU comme Mustapha Pacha ne peut-il pas se permettre une signalétique régulière et communique avec des écriteaux plein de fautes ?», commente un jeune malade. Spécialité : travaux manuels La conversation est ainsi engagée entre un groupe d'hommes en file d'attente devant le box «orthopédie» sur le système de santé et le Président traité au Val-de-Grâce, en France. Un homme d'une quarantaine d'années ignore la discussion. Il a visiblement très mal. Un agent de sécurité accompagne un malade. Les deux se dirigent directement vers le box des urgences neurochirurgicales. Le «nouveau» venu n'a pas fait la queue. Il se dirige, ainsi accompagné, vers la porte et l'ouvre. Le médecin, après quelques mots échangés avec l'agent de sécurité, fait signe au malade de patienter. Le jeune sportif blessé est toujours là, étendu sur la civière. Il a repris connaissance mais ne parle pas, ne bouge pas. Le médecin, excédé par les malades qui entrent et sortent, sans respecter leur tour, s'occupe du malade escorté par l'agent de sécurité et attend que des proches du sportif blessé arrivent. La prise en charge du blessé nécessite la pose d'un collier cervical, «indisponible» dans le service. Le malade est mis de côté et une fois ses amis arrivés, le médecin résident de garde leur demande d'acheter, en urgence, le fameux collier à la pharmacie d'à côté. «Nous n'avons pas d'argent sur nous (le collier coûte entre 1200 et 3000 DA), nous sommes venus directement du stade», répondent-ils, très gênés par la demande du médecin à laquelle ils ne peuvent donner suite. Il n'y a pas de collier cervical au niveau de l'hôpital ? «Nous n'avons pas de collier ici, je vais voir ce que je peux faire», explique le médecin en saisissant une rame de papier épais – des fiches d'admission à remplir à l'entrée – les comprimant pour façonner une sorte de collier. Le médecin explique que c'est le seul moyen pour maintenir le blessé dans la position souhaitée pour réduire l'impact de sa blessure, jusqu'à ce que sa famille puisse se procurer le collier indiqué. Les urgences manquent également de sparadrap, de pansements. «Nous faisons très attention que le produit disponible soit utilisé le plus rationnellement possible», affirme une infirmière qui dit avoir demandé, il y a quelques semaines, à des malades d'acheter des compresses stériles pour se faire soigner. Le manque de civière contraint les accompagnateurs à porter leurs proches blessés ou incapables de marcher jusqu'aux salles de soins. Agent de sécurité au grade de «général» Une querelle entre une femme et un agent de sécurité a failli dégénérer. La femme, ajustant le voile qui couvre ses cheveux, proteste contre «l'intervention» d'un agent qui voulait introduire un patient en «priorité». Tous les patients en attente se sont mis à protester. «De quel droit osez vous entrer ? Depuis quelque temps, vous êtes en train d'introduire vos connaissances. Vous n'avez qu'à aménager un box pour les maâref (connaissances).» L'agent de sécurité commence à riposter, puis décide d'abandonner, vu l'ampleur de la colère suscitée chez les malades. La femme qui attend l'accès de son fils aux soins n'a pas baissé de ton. «C'est pour nos enfants que nous acceptons d'être humiliés de la sorte. Il n'y a pas de pire humiliation que d'attendre plusieurs heures avant de voir son bébé pris en charge», lâche-t-elle, furieuse, tout en empêchant son voile de glisser. Elle raconte à qui veut l'entendre que son fils, qui a fait une chute, a été déjà transporté vers l'hôpital de Belfort (périphérie est d'Alger) où il est quasi impossible de se frayer un chemin dans la salle d'attente des urgences. «Un infirmier qui a vu l'état de mon fils m'a conseillé de le ramener ici, à l'hôpital Mustapha, où il devrait passer une radiographie avant d'être pris en charge. Je suis ici depuis 19h, mais 4 heures après, personne n'a encore vu mon fils», se plaint-elle, étranglée par la colère. Des larmes inondent son visage. D'autres patients essayent de la calmer. «Ici, tout le monde est malade ; c'est juste une question de temps. Vous allez être prise en charge, ne vous mettez pas en colère, vous avez effrayé votre bébé», lui explique une jeune femme. Et à la mère blessée d'exploser : «Je ne suis pas folle. Si j'avais l'argent nécessaire, je ne serais pas là. J'aurais fait faire cette radio dans une clinique privée. Et si j'avais un mari haut placé ou un cousin dans l'armée, je serais passée en priorité, comme l'ont fait ceux qui nous ont précédé ce soir. Faut-il avoir un général dans sa famille pour être pris en charge en urgence ?», lance la femme, toujours sous l'emprise de la colère. Le grincement de la porte ouverte par le patient «pistonné» met fin au brouhaha. C'est au tour du bébé et de sa mère en colère de passer. Le même médecin demande une radiographie pour laquelle elle fera une autre queue dans un box à côté. Dans la salle indiquée, un seul poste est fonctionnel, avec un seul spécialiste. Les malades, après consultation, doivent encore faire preuve de patience pour y accéder. Et, souvent, une prise de bec intensifie les douleurs des malades déjà éprouvés. Livrés à eux-mêmes, ils courent entre les box pour se faire écouter et tenter de faire valoir «l'urgence» de leurs cas. Il n'y finalement pas de différence entre le service des urgences et d'autres services de consultation. Les médecins résidents se plaignent quant à eux du manque d'effectif. Les seuls médecins sur place sont encore étudiants et sont parfois livrés à eux-mêmes. «Il y a une redistribution des gardes dont une partie n'est jamais assurée», explique un médecin. Un problème de gestion. De discipline tout simplement. Un résident a dû appeler une collègue spécialiste affectée à un autre service pour lui «envoyer» un malade, «un cas qui me dépasse», explique-t-il au cours de sa conversation avec la spécialiste. «Il vient d'une autre wilaya. Son cas est particulièrement grave. Pourrais-je vous l'envoyer ?», a-t-il conclu sa conversation. La mine affichée par le jeune médecin renseigne sur la réponse favorable de sa collègue. On fait en somme comme on peut et souvent on ne peut pas grand chose.