ça crève l'écran ! Le soulèvement populaire anti-Morsi en Egypte n'entre pas dans la vision idéologique de la chaîne qatarie El Djazira, et n'a donc droit qu'à une couverture presque superficielle qui dénote le parti pris flagrant qui anime les responsables de cette TV. Hier, tout feu, tout flamme aux avant- postes pour accompagner les révolutions arabes menées contre les dictatures, avec un droit d'ingérence assumée dans le déroulement des événements, El Djazira affiche cette fois une «neutralité» assez visible qui ne lui ressemble pas. La raison n'échappe à personne : la gigantesque contestation égyptienne n'est pas en faveur des islamistes. Mieux, elle est dirigée contre le pouvoir autoritariste et démagogique des Frères musulmans auxquels il est reproché, au bout d'une année de règne, d'avoir accentué l'anarchie, la précarité sociale, l'insécurité. La devise de la chaîne qatarie, qui est devenue championne de la manipulation, en instrumentalisant, selon ses désidérata, les images bouleversantes qui lui parviennent des pays arabes en ébullition, est ainsi faite : traiter l'actualité dans ses moindres contours à condition qu'elle fasse, au final, la part belle aux islamistes. Jamais la télé des émirs n'a dérogé à cette ligne éditoriale qu'elle a imposée partout où elle a fait briller sa marque. On comprend aujourd'hui tout son embarras, voire carrément son désarroi, à s'impliquer dans un conflit où les frérots sont démythifiés à la lumière d'un bilan que les Egyptiens jugent catastrophique pour leur avenir. Au demeurant, en demandant le départ du président Morsi, exactement comme elle l'avait fait pour Moubarek, la foule égyptienne réclame non seulement une autre gouvernance pour son pays, mais aussi et surtout un autre projet de société qui corresponde mieux à ses aspirations démocratiques et modernistes. C'est le second acte de la révolution arabe dans le pays du Nil, qui est loin d'être terminée. Et pour les observateurs avertis, il se passe quelque chose de réellement historique dans cette épreuve de force qui, en mettant à nu la vulnérabilité du courant intégriste, risque de bouleverser complètement l'échiquier politique du monde arabe. Sans donc l'appui d'El Djazira, la place Tahrir du Caire, où la voix du peuple se fait entendre, est ainsi en train d'écrire une autre page glorieuse qui contredira sûrement toutes les prévisions. Et tant pis si les convenances constitutionnelles ne sont pas toujours respectées, à partir du moment où l'objet de la discorde n'est autre qu'un Président élu auquel il est exigé de quitter la scène sans aucune autre forme de procès. Soucieuse d'éviter au pays un embrasement aux conséquences dramatiques, et donc garante de sa stabilité, l'armée, dans ce contexte brûlant, n'a pas hésité, en effet, à prendre ses responsabilités en allant dans le sens du mouvement contestataire. Les Frères musulmans parlent d'un putsch militaire pour reprendre le pouvoir par la force et crient à l'injustice. Mais avec l'ultimatum lancé par les généraux au président Morsi, les dés semblent jetés… Dans cette effervescence politico-militaire qui peut dégénérer, notamment avec le refus du leader islamiste d'abdiquer, arguant que le droit constitutionnel reste de son côté et qu'il lui assure toute la légitimité pour l'exercice du pouvoir, il est tout de même curieux de constater l'absence de réaction des pays occidentaux, les USA et la France en tête du peloton, face à un déni constitutionnel qui, selon leur vision du monde démocratique, passerait pour un acte délictueux et donc passible d'une remise en ordre. A l'heure où les coups d'Etat militaires ne sont plus de mode, l'armée égyptienne a osé le défi qui, en d'autres temps, ne passerait pas aussi inaperçu aux yeux des gardiens du temple. Autres temps, autres mœurs… et autres jugements, bien sûr, tout dépend des intérêts qu'il y a à défendre. Cela nous rappelle notre propre expérience avec l'arrêt du processus électoral de 1991 qui avait poussé l'armée à prendre une position radicale, soutenue fermement par la société civile et toutes les forces démocratiques du pays, pour éviter au pays de sombrer dans le chaos de la kaboulisation programmée par les intégristes. A l'époque, le ton était à la défense des droits de l'homme et des libertés, et rares étaient les pays occidentaux qui avaient saisi les nuances en accordant un peu de crédit à la solution algérienne qui voulait éviter le pire. Au contraire, on avait assisté à un tollé incroyable de dénonciations et de rejets de cette sortie de crise considérée comme une grave atteinte aux principes de la démocratie. En matière de distribution des bons et mauvais points, les pays européens savaient faire, seulement il fallait avoir la chance d'appartenir à leurs espaces d'intérêt pour ne pas s'attirer leurs foudres et évidemment leurs sanctions. Au passage, il faut rappeler, quand même, que pour avoir eu le droit de décider de son sort, l'Algérie a subi le pire isolement diplomatique de son existence, sans parler des pressions de toutes sortes qui s'exerçaient sur elle. Oui, les temps ont changé… puisqu'on reste muet du côté des défenseurs des droits de l'homme face au cas de figure égyptien qui arrangerait, cela dit, bien des situations notamment celle des Américains qui ne sont jamais neutres dans les parages et pour qui seule compte la sécurité d'Israël. En fait, si la deuxième révolution égyptienne réussit à écarter le despotisme islamiste, ce serait dans l'intérêt des pays arabes qui ont plus que jamais envie de respirer l'air de la démocratie, et non pas dans celui des Américains et des pays occidentaux pour qui un pays (de préférence arabe) dans le trouble c'est quelque part la garantie d'un placement économique.