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«Je ne sais pas si l'armée algérienne pourrait se permettre d'agir de la même façon aujourd'hui» Sihem Djebbi. Politologue au Centres d'études des relations Internationales (Paris)
- Pourquoi est-ce que les Egyptiens ont attendu un an pour prendre la rue ? En réalité, il n'y a pas eu de calme depuis le changement de régime. Les gens ne sont pas rentrés chez eux depuis la révolution et il y a toujours eu de très fortes réactions. La place Tahrir a toujours été en effervescence, d'abord contre les militaires pendant la transition de peur qu'ils ne s'approprient le pouvoir. Ensuite, après les élections, les opposants aux islamistes sont descendus dans la rue, il y avait toujours des groupes pro Moubarak et les affrontements ont continué. Il n'y eu aucun moment de calme depuis la chute de Moubarak. Les crises politiques et institutionnelles se sont toujours traduites dans les rues. Là, c'est davantage coordonné, mais ce n'est ni récent, ni nouveau.
- Est-ce qu'on peut parler de coup d'Etat militaire puisque c'est l'armée qui destitue Mohammed Morsi ? L'armée a perdu un petit peu de son emprise mais n'a pas disparu et même, sous Morsi, l'Egypte restait un régime militaire. Ils se faisaient plus petits pour ne pas attiser les tensions mais ils n'ont jamais déserté. Après, je ne sais pas si c'est un coup d'Etat, il faut attendre de voir ce qui se passe car les militaires n'ont pas encore repris le pouvoir à proprement parler. De plus, une grande partie de la population est contre le régime, donc l'armée ne sert pas que ses intérêts mais aussi ceux des Egyptiens. Quand bien même si l'armée venait à reprendre les rênes du pouvoir, elle aurait toujours le peuple de son côté. Même ceux qui ont voté Morsi s'en sont désolidarisés en raison de la situation socio-économique absolument désastreuse. Le tourisme ne décolle pas, le chômage de masse se fait sentir.
- 2011 et 2013, à chaque fois l'armée a dû intervenir pour que Moubarak et Morsi soient destitués. Est-on encore dans un paradigme de révolution ? L'armée se présente comme le gardien de la révolution. En 2011, on croyait que l'armée voulait escamoter la révolution en sa faveur puisqu'elle ne faisait que repousser les élections. Cette fois-ci, l'armée fait mine de se mettre du côté de la population et de la révolution, les militaires suivent les revendications populaires en les appuyant par l'outil militaire. L'armée ne se pose pas comme ennemi du peuple au contraire. Faire partir Morsi, c'est réactiver une animosité de longue date entre les deux camps. Après, l'armée profitait beaucoup du régime de Moubarak, surtout sur les plans économiques et financiers, avec des monopoles sur des entreprises. Sous Morsi, une fois encore, l'armée risquait de perdre ses intérêts financiers en relâchant l'emprise politique, et ça arrange l'armée que le peuple soit contre Morsi. Les militaires peuvent désormais organiser la transition politique, réinvestir le champ politique et asseoir leurs intérêts.
- Est-ce que les affrontements entre pro et anti Morsi peuvent faire craindre une guerre civile ? C'est un gros risque mais je dirais quand même que ça fait un an et demi qu'en Egypte, il existe des violences au sein de la communauté. Des massacres confessionnels majoritairement contre les coptes et les chiites notamment. Il existe de la violence dans la rue et ce n'est un secret pour personne. A partir de quand est-ce une guerre civile ? De plus, les pros Moubarak n'ont pas disparu et ils peuvent parfaitement saisir l'occasion pour se faire entendre de nouveau. Aujourd'hui, il est clair que la société égyptienne est profondément fragmentée politiquement et religieusement. Les pros Morsi sont importants au sein de la population égyptienne, et le conflit les opposants aux anti n'est qu'une strate supplémentaire. Les soutiens de Morsi peuvent se targuer d'une légitimité démocratique et stratégiquement, je ne pense pas qu'ils puissent opter pour une lutte armée frontale, ce qui trahirait leur position de démocrates désabusés.
- Est-on encore dans le cadre du « printemps arabe » ? Comme concept, le «printemps arabe» est à prendre avec mille pincettes parce que ça veut tout et rien dire. Beaucoup de spécialistes le récusent d'ailleurs. Mais nous sommes clairement dans le cadre de ce processus de révolte, un processus douloureux qui passe par la violence et surtout qui n'est pas linéaire. On est dans une dynamique de changement du jeu politique dans le pays. Ce qui est certain, c'est que la situation actuelle en Egypte, fait partie des conséquences normales d'une telle dynamique et il ne faut pas s'en étonner.
- Doit-on s'attendre un effet de contagion dans d'autres pays ? Effet de contagion je ne sais pas, mais si on prend l'exemple de la Tunisie, un scénario similaire n'est pas à exclure. En effet, nous sommes dans la même crise politique, sociale, un chômage qui ne se résorbe pas. Dans les deux cas, on a les mêmes paramètres, des blocages communs et les conséquences ne peuvent être que similaires, même si l'état de l'Egypte est beaucoup plus grave que celui de la Tunisie aujourd'hui. D'ailleurs, très souvent, les Tunisiens se révoltent contre Ennahda en raison de la situation économique mais aussi des libertés individuelles bafouées par la police et la censure culturelle, notamment.
- Quel parallèle faites-vous avec la situation de l'Algérie en 1992 ? C'est vrai qu'instinctivement, on fait le rapport, et même objectivement il est possible d'associer les deux cas. Dans les deux cas, tout a commencé avec une grave crise économique et sociale, un peuple en ébullition et prêt à en découdre. Les deux armées remettent en question la victoire par les urnes de groupes islamistes qui ont remporté les élections législatives avec un score très confortable. L'expression du peuple a exprimé une préférence islamiste et la légitimité des urnes est bien présente.
- Le parallèle s'arrête là ? Je pense. En Algérie, la victoire des islamistes a tout de suite été annulée et les islamistes n'ont pas eu l'occasion de gouverner pour montrer leurs compétences alors qu'en Egypte, les frères musulmans ont exercé le pouvoir et c'est le peuple qui est sorti dans la rue pour exprimer son mécontentement. En Algérie, les militaires ont invalidé les manifestations, En Egypte c'est la population. La victoire a été confisquée aux islamistes en Algérie, ce qui n'a pas été le cas en Egypte, ce qui est quand même très différent. De même, je ne pense pas que les frères musulmans auront recours à la lutte armée car ce serait allé contre le peuple. En revanche, en Algérie, si les islamistes ont pris le maquis c'est précisément parce qu'on a extorqué le pouvoir du peuple. C'était ce discours et ce calcul politique qui au fond légitimaient l'action armée contre l'Etat et l'armée.
- Qu'en est-il des deux armées, pourquoi une telle différence dans le temps de réaction ? Pour moi, les deux armées se ressemblent beaucoup et je dirais qu'elles ont beaucoup de points communs. La différence ne réside pas tant dans la nature de l'armée elle-même, mais plutôt dans le contexte car le «printemps arabe» est passé par là. Je ne sais pas si l'armée algérienne pourrait se permettre d'agir de la même façon aujourd'hui. En terme de donne locale, le risque aurait été beaucoup plus grand pour l'Egypte d'agir comme l'Algérie l'a fait en 1992. Aujourd'hui les gens ne vont pas rentrer chez eux et ont même tenu tête à l'armée pendant la période transitoire en 2012.