Le Proche-Orient est en crise. Tous les indices économiques, sociaux et politiques sont au rouge, et le printemps arabe, tant célébré par les médias, tarde à se concrétiser (Chances et aléas du printemps arabe) Le régime syrien, contraint d'évacuer son armée du Liban, est affaibli (Aux origines de la crise du régime baasiste de Damas J.) La montée en puissance des chiites dans la région inquiète les dirigeants sunnites — notamment ceux de l'Arabie Saoudite et de la Jordanie (Les chiites écartelés entre Téhéran et Bagdad). Malgré le retrait israélien de Gaza, prévu pour le mois d'août, la situation dans les territoires occupés reste explosive. Tous les ingrédients d'une nouvelle «intifada» se mettent en place (Dans Naplouse, laboratoire de la troisième Intifada). Mais, pour Washington, il faut continuer dans la même voie et étendre à toute la région sa dangereuse stratégie. «Si vous voulez une idée de ma conception de la politique étrangère, lisez le livre de Nathan Sharansky. Il vous aidera à comprendre beaucoup de décisions qui seront prises ou qui l'ont été.» Outre cette affirmation au Washington Times, le président George Bush a avoué, au New York Times que l'ouvrage constitue «l'ADN de sa présidence»(1). Ecrit par l'ancien dissident soviétique immigré en Israël et un temps ministre d' Ariel Sharon, The Case for Democracy(2) se présente comme un plaidoyer pour la démocratisation urgente du Monde arabe, condition indispensable à la signature d'une paix globale au Proche-Orient et à la sécurité du monde. Pour atteindre cet objectif, les Etats-Unis n'hésiteraient pas à remettre en question le statu quo prévalant au Proche-Orient depuis des décennies, «quels que soient les risques à courir», selon les termes de la secrétaire d'Etat, Condoleezza Rice. Cette vision reprend, pour l'essentiel, la thèse d'un certain orientalisme(3) dépeignant le monde arabe comme un agrégat de minorités religieuses et ethniques incapables de vivre ensemble dans des entités étatico-nationales. Les solutions préconisées pour promouvoir à la fois la démocratisation et les intérêts des Etats-Unis, supposés indissociablement liés, s'appuient sur l'instrumentalisation du communautarisme dans le cadre d'une stratégie dite d'«instabilité constructive». En baptisant le Monde arabe d'«homme malade du XXIe siècle», les inspirateurs du président Bush trahissent leur espoir de le voir connaître un sort comparable à celui de cet homme malade du XIXe siècle que fut l'Empire ottoman, dépecé après la première guerre mondiale. Selon l'ancien dissident, la stratégie américaine au Proche-Orient et l'occupation israélienne des territoires palestiniens n'y sont évidemment pour rien. Pour illustrer le rôle prépondérant des facteurs endogènes dans la genèse du «terrorisme», M. Sharansky évoque la Palestine. A l'en croire, la violence armée anti-israélienne et les opérations kamikazes ont été générées par le lavage de cerveau qu'a orchestré, à travers ses médias et dans ses écoles, l'Autorité palestinienne, détournant ainsi contre Israël la colère de l'opinion publique face la corruption et au népotisme de l'Autorité. Par ailleurs, tout en affirmant l'universalité de l'aspiration à la démocratie, M. Sharansky reprend à son compte nombre d'arguments avancés par les tenants de la thèse de l'incompatibilité radicale entre islam et démocratie refus des musulmans de séparer l'Etat de la religion, culte de la violence et de la guerre, statut inférieur de la femme, etc. Ce «combattant de la liberté» a démissionné du gouvernement pour protester contre le plan de retrait de Gaza. L'islamisme, défini en tant que mouvement terroriste par essence, est dénoncé par M. Sharansky comme une menace non seulement pour l'existence d'Israël, mais aussi pour l'ensemble de l'Occident. L'éradication du terrorisme ne pourra résulter d'une action purement sécuritaire contre ces organisations ou de l'assèchement de leur financement. Il est impératif d'agir sur les causes profondes du terrorisme, produit exclusif des politiques des régimes arabes tyranniques et corrompus ainsi que de la culture de haine qu'ils diffusent. Outre cette source d'inspiration, Reuel Marc Gerecht, théoricien néoconservateur, spécialiste de l'Irak et du chiisme, chercheur à l'American Enterprise Institute, indique que l'administration Bush a conçu son projet de «Grand Moyen-Orient»(4) en s'appuyant, en partie, sur les travaux d' «historiens influents comme Bernard Lewis, de l'université Princeton, et Fouad Ajami, de l'université Johns Hopkins»(5). Radicalement pro-israélien, Bernard Lewis s'est fait connaître comme l'un des premiers spécialistes américains à décréter, après la guerre du Koweït en 1991, la mort du Monde arabe en tant qu'entité politique : des Etats arabes avaient combattu un autre Etat arabe (l'Irak) aux côtés d'une coalition occidentale, et l'Organisation de libération de la Palestine s'était trouvée marginalisée par son opposition à la guerre(6). De l'Iran à la Syrie L'expression «Moyen-Orient» est proposée depuis lors comme alternative à «monde arabe». Faisant écho, quatorze ans plus tard, aux recommandations de Bernard Lewis, Robert Satloff, directeur exécutif de l'influent Washington Institute for Near East Policy, conseille, dans un article en forme de lettre à Mme Karen P. Hughes, sous-secrétaire d'Etat à la diplomatie publique, de «bannir les termes ‘‘Monde arabe'' et ‘‘Monde musulman'' du lexique diplomatique américain. Défendez autant que possible une approche spécifique pour chaque pays, en paroles et en actes. Les islamistes radicaux veulent abolir les frontières et créer un monde supranational où les lignes de démarcation sépareront le domaine de l'islam du domaine de la guerre. Ne leur cédez pas le terrain avant même d'avoir livré bataille».(7) Quant à Fouad Ajami, véritable caution arabe des partisans du Likoud et des néo-conservateurs à Washington, il est le principal porte-voix de l'analyse communautariste de la réalité arabe. Dans son dernier article sur les évolutions au Liban, il estime que «le pays du Cèdre a toujours été, dans son essence, un foyer chrétien». Et d'ajouter que «de nombreux Libanais sont convaincus que le manque d'empathie (des Arabes vis-à-vis du Liban) découle du fait que ce pays est principalement chrétien, avec, en plus, d'autres communautés hétérodoxes qui y vivent. Il y a une grande part de vérité dans cette attaque»(8). La stratégie des Etats-Unis n'est certainement pas une traduction mécanique de ces points de vue. De nombreux autres facteurs interfèrent dans son élaboration. Mais, de l'aveu même de M. Bush et de ses collaborateurs, ces conceptions lui offrent une vision globale et des lignes directrices. Robert Satloff appelle cette stratégie l'«instabilité constructive» et constate que, «historiquement», la recherche de la stabilité a été un trait caractéristique de la politique proche-orientale des Etats-Unis. «Dans d'autres régions du monde, les stratèges américains débattaient de la pertinence de la stabilité, mais George W. Bush a été le premier président à considérer que la stabilité en tant que telle était un obstacle à l'avancement des intérêts américains au Proche-Orient. ( ... ) Les Etats-Unis ont employé un éventail de mesures coercitives ou non coercitives, allant de l'usage de la force militaire pour changer les régimes en Afghanistan et en Irak, en passant par une politique de la carotte et du bâton ( ... ) pour isoler Yasser Arafat et encourager une nouvelle et pacifique direction palestinienne, jusqu'aux encouragements courtois à l'Egypte et à l'Arabie Saoudite pour les engager sur la voie des réformes.»(9) En d'autres termes, la manière forte est réservée aux adversaires des Etats-Unis, et la manière douce à leurs alliés. Dans le contexte régional actuel, l'endiguement de l'influence iranienne est une priorité des Etats-Unis afin de rendre Téhéran plus vulnérable aux pressions internationales visant à l'amener à abandonner son projet nucléaire ou, au moins, à limiter sa capacité de riposte en cas d'attaque contre ses installations. Cet endiguement suppose de forcer la Syrie, dernier Etat allié à l'Iran au Proche-Orient, à rompre cette alliance et à désarmer le Hezbollah. Devant le refus syrien, motivé principalement par l'absence de contrepartie conséquente — comme une reprise des négociations israélo-syriennes sur le Golan —, Washington, rejoint par Paris, obtiendra du Conseil de sécurité des Nations unies le vote, en septembre 2004, de la résolution 1559 exigeant le retrait des troupes syriennes du Liban, le désarmement des milices libanaises et non libanaises (Hezbollah et organisations palestiniennes) et le déploiement de l'armée libanaise dans le sud du pays. (10) Le vote de cette résolution a été perçu par de nombreuses forces politiques et communautaires au Liban comme l'annonce par la «communauté internationale» de la fin du mandat syrien sur le pays, accepté quinze ans auparavant. Pour l'opposition libanaise, ce fut un encouragement à se mobiliser contre la présence des troupes de Damas dans le pays. L'assassinat de l'ex-Premier ministre, Rafic Hariri, le 14 février 2005, désormais objet d'une enquête internationale, a marqué le point de départ de manifestations massives, sur un fond communautaire, contre le pouvoir et pour le retrait des troupes syriennes, doublé d'une intensification des pressions internationales sur les deux pays. Véritable «révolution orange» s'apparentant aux «révolutions démocratiques» ayant eu lieu en Serbie, en Géorgie et en Ukraine, cette mobilisation a réussi, grâce aux soutiens américain et français, à atteindre son objectif principal : le retrait syrien du Liban. Ces révolutions illustrent un nouveau mode d'ingérence internationale que Gilles Dorronsoro qualifie de «stratégie de déstabilisation démocratique»(11). Celle-ci consiste «à s'appuyer sur des secteurs de la société civile réclamant le changement, à soutenir leur action en mobilisant en leur faveur les médias locaux et internationaux, à inventer un héros fédérateur de la contestation et à renforcer la pression internationale sur les pouvoirs contestés. Au Liban, la mise en œuvre de cette stratégie a cependant aggravé le communautarisme, dressant les composantes du pays les unes contre les autres». Dans les autres pays de la région, cibles de l'«instabilité constructive», l'instrumentalisation du communautarisme est à l'ordre du jour. En Syrie, les Etats-Unis auraient décidé d'encourager un changement de régime, car, comme le souligne M. Satloff, «ils n'ont pas intérêt à la survie du régime d'El Assad, régime minoritaire, dont les fondements fragiles sont la peur et l'intimidation. Les craquements dans l'édifice du régime peuvent rapidement se transformer en fissures et ensuite en tremblements de terre»(12)... Il affirme ensuite que les Etats-Unis devraient se concentrer sur trois priorités : - collecter un maximum d'informations sur les dynamiques politiques, sociales, économiques et «ethniques» (l'adjectif est de Satloff) internes à la Syrie ; - mener une campagne autour de thèmes comme la démocratie, les droits de la personne et l'Etat de droit ; - ne pas offrir au régime syrien d'issue de secours, sauf si le président Bachar El Assad est prêt à se rendre en Israël dans le cadre d'une initiative de paix ou s'il expulse du territoire syrien toutes les organisations anti-israéliennes et qu'il renonce publiquement à la violence, «lutte armée ou résistance nationale dans le jargon local». En Irak, la reconstruction du système politique — sur la base de la représentation communautaire et ethnique sous supervision américaine — a avivé les tensions entre les différentes composantes de la société. La tenue des élections législatives, malgré le boycottage massif des «Arabes sunnites», ne traduisait pas simplement l'empressement américain à doter le pays d'un gouvernement relativement représentatif : elle correspondait aussi à une stratégie communautaire explicitée par Reuel Marc Gerecht dans un article publié avant ces élections : «Allaoui et les Américains doivent clairement montrer que les chiites arrivent et que l'élite arabe sunnite a au plus un an pour rejoindre le nouvel Irak. Au même moment, lui et les Américains devraient affirmer ouvertement et régulièrement que la nouvelle armée irakienne sera majoritairement composée de chiites et de Kurdes parce que les sunnites arabes ne leur ont pas laissé le choix... Les sunnites arabes doivent savoir, ils doivent le sentir dans leur chair, qu'ils sont en passe de tout perdre en Irak.»(13) Une majorité de sunnites arabes ont fini par le comprendre, ce qui explique la radicalisation de la résistance anti-américaine d'un côté, et, de l'autre, la multiplication des violences entre sunnites et chiites, présageant une sanglante guerre civile. A vouloir jouer la carte du communautarisme pour affaiblir les Etats et les forces opposés à leur hégémonie, en s'imposant comme instigateur et arbitre de véritables guerres civiles de basse intensité, les Etats-Unis finissent par libérer des dynamiques centrifuges qu'ils pourront difficilement contrôler.
Les renvois -(1) Cf The Independent, Londres, 6 février 2005. -(2) Nathan Sharansky, The Case for Democracy. The Power of Freedom to Overcome. Tyranny & Terror, Public Affairs, New York, 2004. -(3) Lire Edward W. Said, L'orientalisme, Seuil, Paris, 1994. -(4) Lire Gilbert Achcar, Le nouveau masque de la politique américaine au Proche-Orient, Le Monde diplomatique, avril 2004. -(5) Reuel Marc Gerecht, The Struggleior the Middle East, The Weekly Standard, Washington, 3 janvier 2005. -(6) Bernard Lewis, Rethinking the Middle East, Foreign Affairs, New York, automne 1992. -(7) Robert Satloff, Memo to Karen P. Hughes, Washington Institute for Near East Policy, 28 mars 2005. -(8) Fouad Ajami, The Autumn of the Autocrats, Foreign Affairs, New York, mai-juin 2005. -(9) Robert Satloff, Assessing the Bush Administration's Policy of Constructive Instability, Washington Institute for Near Eas Policy, 15 mars 2005. -(10) Lire Alain Gresh, Les vieux parrains du nouveau Liban, Le Monde diplomatique, juin 2005. -(11) Libération, 10 mars 2005. -(12) Robert Satloff, op. cit. -(13) Ruel Marc Gerecht, op. cit.