Des cimetières de la capitale sont squattés par des familles en quête de logement. En dépit de l'existence d'une ordonnance de 1975 interdisant toute construction aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur des cimetières, des centaines de familles disputent la place aux morts dans des cimetières et y ont élu domicile depuis des années. Manifestement, ce n'est pas uniquement au Caire que les cimetières servent de lieu de résidence aux vivants. A Bordj El Kiffan, sur le littoral est-algérois, un bidonville aux allures tentaculaires a été érigé aux abords d'un cimetière du nom de Sidi Driss. Situé loin de l'artère principale, le cimetière échappe à l'indiscrétion des regards. Débordant d'un imaginaire alimenté par une culture cinématographique, on s'attend à un phénomène morbide, du genre «La nuit des morts-vivants» en plein jour, mais au contraire, nous sommes accueillis par des rires d'enfants jouant au ballon entres les sépultures. Les mansardes du bidonville se juxtaposent dans un alignement sinueux, entrecoupé d'étroites allées qui aboutissent toutes aux premiers carrés du cimetière. Entre les premières baraques et les tombes il n'y a qu'un ruisseau rétréci de l'oued El Hamiz. Les portes, en tôle ondulée de ces habitations de fortune, donnent directement sur le cimetière. Nous sommes devant un paysage saumâtre où s'entremêlent la vie et la mort. Pour les habitants, qui occupent les lieux depuis des années, cela fait longtemps qu'ils ont fait abstraction du décor environnant, «pour nous la mort ne veut plus dire grand-chose, le paysage funèbre fait partie de notre quotidien», souligne un habitant du site mortuaire, avant d'ajouter : «Nous avons pris l'habitude de vivre entre les morts. Les enfants qui ont grandi ici ne mesurent pas encore l'étendue de cette situation, ils ne connaissent que le cimetière.» Ces enfants, encore en bas âge, à la mine défaite, jouent au ballon avec un détachement déconcertant. Leurs cris fusent tantôt pour réclamer un coup «front», tantôt pour gronder l'un des leurs. Non loin de la partie de football, des fillettes jouent à la maisonnette entre les carrés du cimetière. Elles semblent ne point prendre conscience de ce qu'est leur terrain de jeu, fait de tombes à perte de vue. Entre le bruit du ruissellement des eaux usées de l'oued et les cris stridents des garçons, on entend à peine leur voix frêle. Quelques unes d'entres elles entreposent leurs jouets à même les tombes. Une batterie d'ustensiles composée de boîtes de chique vides, de conserves rouillées et de tiges de plantes. Le cimetière, un microcosme asocial Ici, on entretient même des potagers où poussent épinards et cardes. Les hommes ne se soucient guère du fait que ces plantes comestibles poussent à proximité des tombes, pour eux, il s'agit avant tout de nourrir les leurs, car la plupart des familles vivant à proximité du cimetière sont dans le besoin. «Nous nous sommes installés près de ce cimetière lors de la décennie noire, car nous n'avions pas d'autre choix. A présent nous vivons en marge de la société et nous souhaitons que cela change pour nos enfants», fait remarquer B. Saïd, un père de famille au chômage. «Qui veut vivre dans un cimetière avec les morts ?», renchérit-il, avant de poursuivre : «Nous avons cru, un moment, que les pouvoirs publics allaient nous recaser dans des logements décents, mais ce n'était que des rumeurs.» Ces habitants pensaient faire partie de la vague de relogement qui avait touché les habitants des cimetières d'El Alia et de Sidi Tayeb dans la commune de Mohammadia. Ils ont été recensés à maintes reprises par les autorités locales en vain. «Durant la campagne électorale, les candidats à l'Assemblée communale se sont déplacés dans le bidonville, ils nous ont promis un relogement définitif loin du cimetière et de ses tombes, mais ces promesses n'ont jamais été concrétisées et nous continuons à vivre ici, loin des regards des responsables», raconte un habitant du site. Les pères de famille se regroupent, de temps à autre, à proximité des tombes, pour siroter un thé à la belle étoile. Ils ont un œil sur le lotissement d'en face, là où les habitants vivent avec leurs semblables. Lors des dernières pluies, le ruisseau qui sépare les baraques des tombes a été submergé par les eaux pluviales, il s'en ait fallu de peu pour que le bidonville ne soit emporté par la crue. Les eaux qui se sont déchaînées sur les parois boueuses de l'oued en ont grignoté une bonne partie, éventrant plusieurs tombes. Des ossements ont été emportés par le flux. La scène macabre n'a suscité aucun déplacement de la part des responsables locaux. «L'oued Hamiz s'est déchaîné deux jours durant et plusieurs tombes ont été emportées par les eaux, mais aucun responsable de l'APC n'a daigné faire le déplacement pour s'enquérir du sinistre», regrette Saïd. La vie au sein du bidonville s'écoule au rythme des enterrements. Il arrive souvent que les femmes se cloîtrent chez elles des journées durant, ne sortant des baraques que pour des besoins urgents. El Alia un cimetière ceinturé par les habitations Les hommes par contre ont plus de liberté, ils peuvent emprunter les allées du cimetière sans se soucier des regards d'autrui. «Il arrive que les enterrements s'enchaînent à un rythme effréné, ce qui nous oblige à faire preuve de discrétion pour ne pas perturber le déroulement des obsèques», témoigne le père de famille. Vivant en marge de la société, ces malheureux habitants sont doublement pénalisés. Car même leurs proches évitent de leur rendre visite la nuit. «Rares sont les parents qui nous rendent visite de nuit. Pour ne pas rester jusqu'au soir, ils repartent la plupart du temps en début de soirée», ironise Saïd. A El Alia, toutes les baraques qui ont été érigées illicitement durant ces dernières années, au cœur du cimetière, ont été démolies et leurs occupants recasés dans des logements décents. Toutefois, il subsiste un problème de taille, celui du lotissement Saïd Abbas. Entre le cimetière et les premières constructions du lotissement il n'y a aucune clôture qui sépare les deux espaces. Les habitants empruntent d'ailleurs les allées du cimetière pour rejoindre la route nationale. Si le lotissement en question est en règle, il n'en demeure pas moins, que sa proximité avec les sépultures est à même d'altérer la quiétude du lieu. Au bout de l'artère principale qui scinde l'endroit en deux parties, la cité et le cimetière ne font qu'un. Il n'existe pas de clôture qui délimite les deux territoires. Les passants qui empruntent d'ailleurs les mêmes chemins et sentiers pour rejoindre Bab Ezzouar, marchent sur les tombes. Ils ont en d'ailleurs dégradé plusieurs d'entres elles. Par ailleurs, le cimetière est ceinturé d'habitations. D'un côté comme de l'autre, toutes les maisons ont été construites collées au cimetière, le mur d'enceinte servant de clôture aux jardins des maisons, les balcons de ces résidences donnent directement sur les tombes. Eu égard à la dimension du cimetière d'El Alia, il serait plus approprié de réorganiser la structure des quartiers avoisinants qui l'entourent afin de le préserver des dégradations.