Le mot d'ordre de grève générale, lancé pour la journée d'hier par l'UGTT, a été scrupuleusement suivi partout en Tunisie. Les citoyens se sont massivement joints au rejet de la violence politique. Mais de quoi est-il dessiné le lendemain de la Tunisie ? Tunisie De notre correspondant Par leur calme et la fluidité de leur circulation, les rues de Tunis ressemblaient hier à une journée de l'Aïd religieux, lorsque les citoyens restent chez eux et s'échangent les visites. Tous les rideaux du boulevard Habib Bourguiba étaient baissés. Même calme dans les rues adjacentes de Marseille, Paris, Ibn Khaldoun, Hollande, Jean Jaurès, etc. La présence de la police était renforcée de manière très visible, sans la moindre agressivité vis-à-vis des manifestants, contrairement à la veille, lorsque les forces de l'ordre ont fait usage de gaz lacrymogènes pour disperser les protestataires sortis pendant la nuit pour condamner l'assassinat de Mohamed Brahmi et demander le départ du gouvernement de la troïka. Hier, donc, l'agressivité n'était pas de mise et les deux camps se sont évités. Les slogans du gros millier de manifestants étaient essentiellement dirigés contre les islamistes d'Ennahdha : «Ghannouchi, assassin… Gouvernement, dégage» ! La grève générale d'hier était certes une réussite totale, mais, de l'avis des observateurs, les Tunisois ont préféré rester chez eux, par prudence. Les banques sont restées fermées. Opération pays «mort» Les boutiques n'ont pas ouvert pour éviter les éventuels dérapages. «Personne ne veut plus courir le risque de voir ses vitres brisées ou son magasin vandalisé, comme ce fut le cas plusieurs fois durant les deux dernières années», remarque un jeune opticien, qui a ouvert quelques minutes pour ramener des papiers oubliés au magasin, avant de baisser rideau et partir. «Les Tunisiens vivent désormais dans l'angoisse depuis qu'Ennahdha est au pouvoir. L'économie est au plus bas. Le chômage bat son plein comme l'indiquent les étalages autorisés de commerce parallèle qui envahissent toutes les rues du pays. La sécurité n'a pas repris. Et on passe maintenant à un cycle d'assassinats politiques. Cela ne peut plus continuer comme ça», explique Sami Tahri, porte-parole de la très forte centrale syndicale, UGTT, qui a lancé le mot d'ordre de la grève. Suite à l'assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février dernier, Hamadi Jebali a fini par démissionner après avoir échoué à faire adopter sa proposition d'un gouvernement d'Union nationale. Mais la troïka a pu habilement dépasser la crise née dudit assassinat. Aujourd'hui, «la situation exige des mesures courageuses à la hauteur de cet assassinat gravissime ayant atteint un visage politique doublé d'un membre de la Constituante», remarque le politologue Salaheddine Jourchi, qui considère que «les propos de Ali Laârayedh se sont limités à un constat sans passer à une feuille de route pour le dépassement et ce n'est pas bon pour la Tunisie». Les troupes de Ghannouchi défilent et dénoncent Même réticence chez le leader historique de l'opposition, Ahmed Néjib Chebbi, qui a constaté que le gouvernement a été «incapable» ou «n'a pas eu la volonté» de gérer le dossier sécuritaire, qui est vital. «Sans sécurité, il n'y a ni droit à la vie ni droit à la liberté», estime Chebbi. «Pour ces raisons, le gouvernement est responsable du meurtre de Mohamed Brahmi. Les balles, qui ont été tirées, hier, n'ont pas touché que le député Brahmi, mais elles ont fait avorter une tentative politique qui visait à créer une structure de supervision de cette fin de période transitoire, censée travailler selon un consensus, dont les décisions seraient obligatoires pour le gouvernement et qui serait en contact direct avec le chef du gouvernement», ajoute le leader du parti Al Joumhouri. Chebbi pense que «le salut de la Tunisie réside dans la constitution d'un gouvernement de la ‘Tunisie', un gouvernement restreint et d'union nationale, présidé par un indépendant et composé par des technocrates et qui aura pour mission d'amener le pays à bon port et d'organiser les élections». Pour lui, le chef du gouvernement est en train de «s'enfermer dans une bulle refusant d'accepter la réalité et devra assumer la responsabilité de l'aggravation de cette réalité». Du côté d'Ennahdha, on ne l'entend pas de cette oreille. Ghannouchi parle de «complot pour importer le schéma égyptien en Tunisie». Ses milliers de supporters n'ont manqué de descendre dans l'avenue centrale Habib Bourguiba après la prière du vendredi, bien encadrés par la police et un service d'ordre, pour manifester leur soutien au gouvernement. «Dieu est le plus grand», «Le peuple musulman ne cède pas» ou encore «Le peuple veut l'union nationale», criaient-ils. Hommes et femmes sortis de la mosquée El Fatah (centre), après la prière du vendredi, agitaient le drapeau et entonnaient l'hymne national devant le ministère de l'Intérieur. Un peu plus tôt, ce furent quelques centaines de manifestants qui ont battu le pavé pour réclamer «la chute du gouvernement» et scander des slogans anti-Ennahdha à qui ils imputent la responsabilité de l'assassinat de Mohamed Brahimi. Un autre crime politique qui vient donner le coup de grâce à un dialogue national plus que jamais au point mort. Quelle issue pour la Tunisie.