D'un bout à l'autre de cette petite ville ancienne, on éprouve un sentiment de bien-être rarement ressenti ailleurs. Pas de poste de police ou de gendarmerie, pas d'agression avec, en prime, un climat de convivialité. Pas de projet non plus depuis 1962. Une curiosité urbaine. Suivez le guide… Surpeuplée, privée de tous les services de l'Etat, Douiret n'est pas seulement une ville dortoir. C'est une curiosité urbaine et une exception sociologique. Connue aussi sous le nom d'Ouled Sultan, cette ancienne Médina a vu naître et grandir de prestigieuses personnalités, parmi lesquelles Benyoucef Benkhedda, Mohamed Touri, la vedette Seloua, Baya l'artiste peintre, Farida Saboundji, ou Keltoum, la doyenne du théâtre et du cinéma. La communauté de cette agglomération souffre en silence de l'abandon.Et le verdict est tranchant : «Nous sommes à 524 mètres du siège de la wilaya, 48 km d'Alger, mais à des années-lumière du cœur de l'Etat.» En 2007, un wali, Hocine Ouaddah, le seul depuis 1962, a osé une rapide immersion dans cette banlieue du 09. «Que Dieu le bénisse pour l'espoir qu'il a fait naître dans nos cœurs», disent ceux qui ont vécu l'événement du siècle. Quels sont les projets marquants depuis 1962 ? La question suscite de l'humour. «Ici tout est made in France : les égouts, le réseau électrique et le tracé routier et ce qui reste de l'éclairage public.» Les anciens se souviennent surtout de l'inauguration de la SAS (section administrative spéciale) de triste mémoire et du «cercle militaire» par le général Desjours, commandant de la place de Blida. C'était la guerre. Douiret APC ? Une APC se compose d'un effectif de population et d'un territoire. Douiret abrite entre 5000 et 8000 habitants, selon diverses estimations. C'est beaucoup plus que certains chefs-lieux de wilaya. «Comment s'appelle le président de l'APC de Blida ?» Pour répondre à cette question apparemment difficile, les jeunes hésitent. «Mais je peux te dire le président de l'Ouzbékistan, çui-là on connaît !» La réponse du gamin suscite un éclat de rire général. Cette ville en perdition n'a vu aucun projet depuis 1962. Un espace urbain qui attend sa disparition physique faute de programme. «Nous allons vers le terrain vague. Les maisons tombent. Nous appelons les pouvoirs publics, le ministère de l'Intérieur à envisager la promotion d'une APC. C'est la seule voie qui permet de redonner vie à cette cité qui meurt et ce serait une bonne chose pour alléger la charge de l'APC de Blida qui ne veut pas de nous.» Le quartier est un réseau urbain très dense de conception traditionnelle avec des maisons basses où s'entassent parfois plusieurs générations. C'est un système de ruelles et sentiers défoncés des plaques évocatrices de la splendeur de Bagdad au temps des Abbassides, Haroun Rachid, Khalif El Ma'moun, Saâdi, Djaâfar, El Hakem. Parfois, les rues révèlent la vogue orientaliste du XIXe siècle avec des noms évocateurs d'une certaine époque romantique : Isabelle Eberhardt, Abdelhamid Ben Smaïa, Ibn Sina, Ibn Khaldoun, Eugène Fromentin, Dr Bentami, Etienne Dinet, Pacha Kher Eddine... Un monde englouti qui côtoie une suite de dépotoirs en souffrance. Excepté cette grave dégradation, Douiret collectionne quelques ressemblances avec Albaicin de Grenade en Andalousie, les investissements en moins. Il faut obligatoirement quitter cette zone interdite pour atteindre les services de l'Etat. Pas d'école, pas de CEM et pas de structure de soins. Il n'existe pas de commissariat, de poste ou tout simplement un espace de rencontre pour les personnes âgées. Pour le café, il faut sortir de Douiret. Les petits commerces ferment boutique, ruinés par l'ardoise des impayés. Etienne Dinet Il arrive parfois de croiser une patrouille motorisée de gendarmes ou de policiers sur la rue Etienne Dinet, un des rares axes relativement carrossables. Pour les enfants, cette descente fait l'évènement et ils n'hésitent pas à s'accrocher aux véhicules tout terrain. Sur cette voie, Cherif Zahar, commerçant du M'zab a fait construire en 1940 l'un des plus beaux hammams de la région. Etienne Dinet est le nom du célèbre artiste peintre converti à l'islam sous le prénom de «Nasreddine». Il est l'auteur d'un ouvrage très fouillé sur l'histoire du Prophète Mohammed. Un des tableaux d'Etienne Dinet, «Guetteurs du croissant lunaire», trône superbement dans un salon de la présidence de la République depuis l'époque de Houari Boumediène. Au cours des années quarante, Larbi Tebessi, Si Ahmed Khettab, Cheikh el Bachir el Ibrahimi et de nombreux Oulémas avaient élu leur quartier général chez Kara Mostefa dans cette rue. La rue Etienne Dinet est à sens unique. Mais dans cet espace figé hors du temps, une vieille plaque rouillée n'a même pas de valeur symbolique. Une des plus grandes bizarreries du site est l'absence de tout cabinet médical, à l'exception du pédiatre, le Dr Blidi. C'est surprenant au vu de la densité humaine. Bien que la population soit dix fois plus nombreuse que celle de la commune de Chréa, sept kilomètres à vol d'oiseau, les autorités locales ne conçoivent pas encore l'idée d'une APC Ouled Soltan. Mohamed Sota La fierté des habitants de Douiret, ce sont sans doute les sacrifices consentis durant la guerre de libération. Ce «petit Vietnam» est le quartier des 364 chouhada attestés et répertoriés. Véritable guêpier, chaque parcelle de cette Casbah recèle une charge émotive, un évènement, une tragédie. Ici, les ruines d'une maisonnette envahie d'herbes folles située sur la côte de la maison Nahnah. Laissée en l'état depuis octobre 1959, c'est le mémorial des deux frères Titou tombés les armes à la main après un combat acharné. Juste en face, l'épicerie Benyahya. En dépit de son âge, âmmi Benyahya a laissé son petit commerce pour rejoindre le maquis. Il ne reviendra jamais. Son épicerie restera fermée durant une quarantaine d'années. Trente mètres plus loin, impasse Hakim, Benzina, ancien joueur de l'USMB, laissera sa vie. Le héros s'était battu, dos au mur. A quelques pas de là vécut la famille Yantrène, entièrement décimée, dont la gracieuse Bahya, sublime beauté, meurt au maquis. Elle avait à peine 20 ans. A Sour Mahrez, sur la perspective Isabelle Eberhardt, la vue porte sur tout le Sahel. Par temps clair, on peut apercevoir la mer par l'embouchure du Mazafran. Sour Mahrez n'est qu'un mur d'une hauteur de quatre mètres. Il est chargé de souvenirs. Le lieu mythique attirait tous les membres du réseau de la guerre de libération ; les frères Sota, Hakim Beloui, Mohamed Boufarik, Si Rabah, Benzina, Bouzou, Ali Laama, Hocine Bouchlaghem.. A la fin de la guerre, ce monument a servi pour l'affichage du cessez-le-feu annoncé «aujourd'hui, lundi 19 mars 1962 à midi». Mais à midi précise, l'infirmier qui venait prodiguer des soins à domicile sera abattu. L'auteur de cet acte n'a certainement pas mesuré la dimension du drame ni sa gratuité. Mohamed Sota aimait voir Blida de ce point de vue imprenable. Visage romantique, cheveux ébouriffés, son 9 mm Parabellum à la ceinture, Sota, à 21 ans, incarnait l'héroïsme révolutionnaire comme son frère d'arme, Ali la Pointe. Sa mort fit la une de la Dépêche Quotidienne : «Mohamed Mokrani, dit Sota, abattu au quartier de Dardara à Blida. Il était l'auteur de 28 attentats.» Pour l'histoire, Douiret est bien plus ancienne que la ville de Blida dont la date de naissance remonte à 1510 seulement. Hlima, l'épouse de Sid Ahmed el Kebir, Patron de la ville, est originaire de ce quartier. Témoin d'un savoir-faire disparu, certaines maisons sont de vrais joyaux d'architecture d'inspiration andalouse : Dar Bensafar, Bencherchali, Benmrah... Bouayba, dar Benkort : le Roi du Bénin a vécu ici C'est dans ce quartier que le roi Behanzin Kondo du Bénin (ex-Dahomey) a fini ses jours. Champion de la lutte armée, il a incarné l'Afrique libre. Il fut enfermé dans le quartier Ouled Soltan de 1894 à 1906. En octobre 2006, une équipe de la télévision béninoise se rend sur les lieux pour un reportage. Arrêté, enchaîné, le roi est déporté aux Antilles puis à Douiret où il meurt en 1906 dans la villa Paisible, un ancien couvent. Sollicité en urgence par l'APC, Youcef Ouragui, passionné d'histoire locale, a assuré la fonction de guide qualifié pour la délicate circonstance. A la wilaya comme à l'APC, le héros de la résistance africaine n'était pas très connu. La maison du roi, appelée aussi maison hantée (dar el ghoula) est désormais propriété d'une banque. Contrairement à sa réputation, Douiret est un lieu paisible où la crainte de l'agression n'est pas aussi présente qu'ailleurs. Pestiférée par la légende urbaine comme un lieu malfamé et dangereux, Douiret ne mérite pas cette réputation. Au contraire, c' est le règne du calme avec une cohésion sociale rare de nos jours. Pour la sécurité, Youcef Ouraghi est formel : «Toute la ville de Blida nous pointe du doigt comme un quartier à risque. Vous remarquez l'absence de tout policier ou gendarme ici. C'est un signe que nous ne donnons aucun souci à la police. Pour les menaces contre les biens et les personnes, Douiret atteint le niveau voisin du zéro. Pour l'apaisement social, nous sommes au niveau des villes les plus sûres du monde.» Nous constatons, en effet, que cet espace urbain est un grand terrain de jeu pour les enfants à l'abri des voitures. C'est un véritable havre de paix, un microclimat social sans les violences courantes où le sens de la solidarité entre familles est une réalité. La seule violence émane des services de l'Etat qui n'ont pas de programme pour une cité si ancienne et chargée de mémoire.