Certains hommes transcendent les limites de leur époque : Etienne Duval est largement de ceux-là. Le cardinal, qui a si hautement incarné les vertus de la fraternité, a porté et délivré, toute sa vie, un message de raison dans un monde presque toujours déraisonnable. Homme d'Eglise, il donnait de lui l'image de quelqu'un qui, en servant Dieu, avait l'intime conviction de servir les hommes. C'est en cela que le cardinal Duval n'était pas seulement de son siècle, mais qu'il avait atteint à une forme d'intemporalité, car son propre credo était de toute évidence déduit des enseignements fondateurs de sa religion et plus singulièrement encore le vœu de paix dont elle est empreinte. Une telle vocation est de tout temps un fardeau lourd à porter, car la sagesse, une aussi humaine propension à la fraternité que celle affirmée par Etienne Duval n'ont pas toujours suffi à faire taire les rancœurs et les préjugés. Le cardinal avait eu cette particularité d'avoir exercé son office dans un contexte propice à tous les déchirements. Il était le représentant de l'Eglise chrétienne en Algérie, pays musulman dont les enfants étaient, pour paraphraser Louis Aragon, étrangers en leur pays lui-même. Les vertus du cardinal Duval lui valurent alors une quasi mise à l'index et nombre de ses coreligionnaires lui exprimèrent une persistante hostilité. Etienne Duval était pourtant un peu dans l'esprit fraternel qui avait été celui de l'émir Abdelkader en Syrie. Il est dangereux, lorsque les haines sont fortement scellées, d'aller à l'encontre des idées reçues. Face à l'intolérance bornée de ceux qui le vouèrent, dans sa propre foi, aux gémonies, celui que des esprits chagrins nommèrent Mohamed Duval sut faire preuve de cette élévation morale qui le désigna tôt comme un Juste. Cet homme apaisé avait un sens inné du rapport aux hommes quelle que soit leur croyance et à plus forte raison s'ils ne partageaient pas la sienne. Et sans doute sa mission ne fût-elle pas aisée dans une Algérie colonisée sous la conjonction du sabre et du goupillon. Par un curieux hasard, presque une insolente pirouette de l'histoire, le cardinal portait presque le même nom que ce consul français de sinistre mémoire qui provoqua l'épisode du coup de l'éventail et la conquête coloniale. Mais l'histoire n'est pas, quelquefois, un fatal recommencement. Le cardinal Duval et avec lui l'Eglise chrétienne d'Algérie eurent sans doute un jour la fulgurante conscience du tragique déni que représenta en Algérie la colonisation. Il refusa, avec d'autres comme Alfred Berenguer, de laisser s'abîmer le formidable espoir d'une rencontre entre les hommes de bonne volonté. Il avait été, lui qui défendait si passionnément l'universalité de l'homme, un chantre avant l'heure du dialogue des civilisations et des cultures. C'est lui qui, rencontrant cheikh M'hamed El Anka, avait malicieusement attribué ce titre de cardinal par lequel était connu le maître de la chanson chaâbi algérienne. C'était sa manière à lui de marquer que parmi les plus magnifiques sentiments qui sont donnés en partage à l'Humanité, il y a ceux du cœur. Et c'est une telle certitude qui a scandé le parcours d'un homme qui sut avoir le talent de constituer un exemple.