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«Les conseillers du Président fonctionnent en gouvernement parallèle» Me Boudjemaâ Ghechir. Président de la Ligue algérienne des droits de l'homme (LADH)
Observateur lucide de la scène politique, le président de la Ladh estime que la rentrée sociale coïncide avec l'essoufflement du projet de société choisi par les dirigeants. - L'actualité politique a été bousculée brutalement avec le remaniement gouvernemental. A quoi obéissent ces changements ?
Le remaniement opéré par le président de la République se justifie, à mon avis, par trois raisons. D'abord son retour remarquable au devant de la scène comme réplique à ceux qui demandent le respect de la Constitution et l'application de l'article 88 ; il entend prouver qu'il est bien aux commandes et que sa maladie n'est pas susceptible de l'éloigner des affaires de l'Etat. Ensuite, renforcer la position du Premier ministre qui souhaitait vivement ce remaniement, lui qui avait hérité d'une équipe qu'il n'avait pas choisie ; enfin la préparation de la présidentielle de 2014. De toute façon, ce remaniement ne prend pas en considération la conjoncture actuelle qui exige une vision plus large et plus claire dans le domaine de la gouvernance de notre pays, déjà meurtri par son système politique. Le gouvernement est incapable de créer un environnement économique adéquat, pouvant conduire à un développement humain durable ; il est aussi incapable d'améliorer l'efficacité de ses activités et de subvenir aux besoins des citoyens. Le problème dans notre pays est plus profond, le gouvernement en Algérie ne remplit pas ses fonctions. La prédominance de l'institution présidentielle dans le système politique algérien a fait que la marge de manœuvre des autres institutions du système est limitée. Les conseillers du Président et son cabinet constituent un gouvernement parallèle, agissant sans qu'il y ait une clarification de leurs compétences par rapport à l'institution gouvernementale.
- Bouteflika a aussi supprimé le service d'investigation du DRS, celui-là même qui avait révélé les affaires de corruption à Sonatrach et au ministère des Travaux publics. Pour quelle raison, selon vous ?
L'article 15 du code de procédure pénale donne la qualité d'officier de la police judiciaire aux officiers et sous-officiers de la Sécurité militaire spécialement désignés par arrêté conjoint du ministre de la Défense et du ministre de la Justice. Donc la DSCA, en plus de ses prérogatives de surveiller et protéger le personnel et les infrastructures de l'armée, exerce la fonction de police judiciaire dans le système pénal algérien, au même titre que la police et la gendarmerie. Malheureusement, la manière d'agir des éléments de cette direction a fait l'objet de critiques de la part des ONG nationales et internationales de défense des droits humains. Les mesures d'arrestation et de détention ne sont pas conformes à la procédure prévue par la loi. La police judiciaire est normalement dirigée par le procureur de la République ; elle est surveillée et contrôlée par la chambre d'accusation. Mais en réalité, ces éléments, rattachés au DRS, échappent au contrôle des instances judiciaires vu la situation particulière du corps et la faiblesse des instances judiciaires. Donc si le Président, en amputant la DSCA de la police judiciaire, a pris en considération les rapports des ONG des droits humains, c'est une bonne chose. Seulement, dans un contexte marqué par la corruption généralisée et la multiplication des malversations, cette décision pourrait être perçue comme une manière de bloquer les enquêtes sur la corruption, d'autant que la découverte des affaires Sonatrach, Sonelgaz et de l'autoroute Est-Ouest est à l'honneur de cette direction. - En réintégrant Tayeb Belaïz dans le gouvernement avant la fin de son mandat au Conseil constitutionnel, n'a-t-il pas tordu le cou à la loi une nouvelle fois ?
M. Belaïz a été nommé le 29 mars 2012 à la tête du Conseil constitutionnel par le président de la République sans pour autant démissionner de son poste de ministre de la Justice. Maintenant c'est la même chose : il est nommé ministre de l'Intérieur sans pour autant démissionner de son poste de président du Conseil constitutionnel. Il fallait mettre fin à son mandant au Conseil constitutionnel avant de le nommer ministre. Malheureusement, l'attachement à l'Etat de droit tant prôné par le pouvoir actuel s'avère n'être que de vains mots. La preuve : M. Belaïz, en tant que garant de la constitutionnalité des lois et du respect de l'Etat de droit, n'a pas respecté l'article 88 de la Constitution et l'article 55 du règlement intérieur du Conseil constitutionnel signé par lui-même, qui stipule : «Dans les cas prévus par l'article 88 de la Constitution, le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit. Il peut, dans ce cadre, procéder à toute vérification et entendre toute personne qualifiée et toute autorité concernée.» - Le Conseil des ministres ne s'est pas réuni depuis des mois mais, selon Sellal, il n'y a pas de blocage institutionnel. Que pensez-vous de cette rentrée sociale ?
La non-tenue du Conseil des ministres bloque les activités du gouvernement. Elle bloque aussi les projets de loi, gêne l'exercice parlementaire, empêche les nominations, la ratification des traités et des conventions internationales et bilatérales. Ce qui veut dire que les institutions de notre pays, déjà perçues comme ne remplissant pas leurs fonctions, sont en hibernation. La rentrée sociale coïncide avec l'essoufflement du projet de société choisi par les dirigeants. Les explosions sociales de plus en plus fréquentes révèlent les faiblesses politiques et les déséquilibres régionaux qui aliènent le développement harmonieux de la société et qui dénoncent la persistance d'une situation injuste et malsaine. Les jeunes ne s'y retrouvent pas, leur horizon n'est pas clair. Les réponses aux défis nouveaux ne sont pas apportées : projet de société moderniste, identité, emploi, logement, langue, religion, valeurs sociales, démocratie, droits de l'homme... On peut mesurer et contrôler l'échauffement de l'eau et du métal, mais l'échauffement de la foule est difficile à mesurer, encore moins à contrôler. Allah Yastar ! - Le Président était absent depuis cinq mois pour cause de maladie. D'un point de vue constitutionnel, comment analysez-vous le statu quo ?
La prolongation de l'incertitude alarme plus d'un et suscite plus que jamais le doute sur la capacité de Bouteflika à recouvrer sa santé. Cette situation démontre clairement la crise politique et institutionnelle. La maladie du Président a bloqué tout le pays ; des ambassadeurs attendent un rendez-vous pour une visite d'adieu, d'autres pour présenter les lettres d'accréditation. L'honneur des institutions, des acteurs politiques et l'élite n'est pas de fermer les yeux sur les sujets sensibles et difficiles, il faut au contraire les traiter avec courage, avec lucidité, en s'appuyant sur notre conviction que la nature républicaine de notre Etat est élevée au niveau des constantes nationales. L'ensemble constituant de la vertu républicaine exige de tous les Algériens d'agir dans le strict respect de la Constitution et de sauvegarder le principe de la primauté de la loi. Car il est inconcevable de laisser notre pays sans Président avec tous les problèmes et blocages. - Selon vous, peut-on pronostiquer les événements politiques qui vont suivre d'ici avril 2014 ? Quel scénario pour cette élection ?
Le choix du président de la République n'a jamais été une affaire d'électeurs. L'actuel Président a refusé en1994 le poste du président de la République sans la garantie de l'armée. Actuellement, la succession est ouverte et plusieurs postulants attendent le temps opportun et peut-être la garantie pour annoncer leurs candidatures. Le rêve des islamistes s'évapore avec les événements de l'Egypte et les problèmes de la Tunisie. Le camp démocratique est démocrate dans le discours, mais en pratique il se comporte de la même manière que le camp non démocratique. Il est incapable de présenter un candidat valable. Quant aux partis du pouvoir, ce sont des appareils de mobilisation au profit du candidat du pouvoir en place. «Ils veulent imposer une période de transition pendant laquelle rien ne doit changer.» A défaut d'un quatrième mandat, ils veulent la prorogation du mandat actuel de deux années supplémentaires à l'occasion de la révision constitutionnelle, qui instituerait le poste de vice-président. Devant cette situation, il est difficile d'imaginer un scénario. - A quelques mois de l'élection présidentielle, la révision de la Constitution semble hypothéquée. Pensez-vous que le pouvoir va abandonner cette option ?
La révision de la Constitution est l'affaire du président de la République – dont la santé ne lui permet pas de trancher de manière sereine sur le contenu du projet – donc il vaut mieux abandonner l'idée de la révision et penser sérieusement à une Assemblée constituante. Les Algériens ont besoin d'une nouvelle Constitution, rédigée par une constituante élue sur la base d'une représentation régionale, loin des appartenances partisanes. - Le comportement de la justice algérienne vis-à-vis des dossiers de corruption, notamment le cas Khelil dans le dossier Sonatrach, reste incompréhensible. Que pensez-vous des derniers rebondissements ?
Dans l'affaire Sonatrach, il y a un manque de transparence dans le traitement par la justice algérienne. L'implication de hauts responsables a fait que la justice s'est montrée plutôt hésitante jusqu'ici, alors que l'opinion publique exige des poursuites, des sanctions et la récupération de l'argent volé. Les poursuites ont commencé par des vices de procédure. Le juge d'instruction du tribunal de Sidi M'hamed a décerné un mandat d'arrêt contre Chakib Khelil. Or, ce dernier, du fait de son statut de ministre, bénéficie du privilège de juridiction. Donc le parquet d'Alger ne peut pas le poursuivre. Dans ce cas de figure, le procureur de la République saisi de l'affaire transmet le dossier par voie hiérarchique au procureur général près la Cour suprême, lequel transmet le dossier au premier président de la Cour suprême qui désigne un conseiller enquêteur aux fins de procéder à une information. Généralement, pour extrader un prévenu, les pays exigent un dossier bien ficelé, des chefs d'inculpation clairs et une justice crédible. Donc, si les autorités algériennes veulent vraiment l'extradition de Khelil, qu'elles préparent un dossier qui respecte toutes les techniques procédurales et juridiques et présente toutes les garanties d'un procès équitable. Surtout que les derniers rebondissements vont dans le bon sens. Le fait que les Français ouvrent une information judiciaire contre Bedjaoui pour blanchiment d'argent aide la justice algérienne dans sa démarche.