Je ne vais pas spéculer sur les motivations psychologiques qui ont amené les auteurs des meurtres de Haroun et Ibrahim à passer à l'acte. Il faudra pour cela pratiquer un profond examen mental, procéder à une véritable expertise psychiatrique. Un travail qui sera sans nul doute fait par les experts qui seront chargés de l'affaire. Est-ce que cet acte est le fait de malades mentaux ? Est-ce que les personnes, qui ont commis ce délit, étaient sains d'esprit au moment du passage à l'acte ? Des questions que chacun se pose légitimement et auxquelles devront répondre les médecins qui seront chargés d'examiner les présumés coupables. Quant à la responsabilité, il appartient à la justice de l'établir. Pour autant, “le châtiment le plus sévère" a déjà été demandé par les plus hauts responsables de ce pays et des voix nombreuses se sont déjà élevées pour demander qui la lapidation sur la place publique, qui la pendaison. Les motivations des uns et des autres ne sont pas les mêmes et les méthodes à utiliser “pour la mise à mort" ne sont pas partagées. Tous étaient, cependant, d'accord pour revendiquer le retour de la peine capitale. Une sanction qui a été suspendue en Algérie par un moratoire depuis 1993. La loi du talion, un archaïsme qui réclame la réciprocité dans le crime. “Œil pour œil, dent pour dent." Une vengeance, comme si le fait de perpétuer la violence pouvait conjurer la violence. Comment en est-on arrivé là ? Qu'est-ce qui a rendu si facile l'enlèvement et le meurtre des enfants ? Qu'est-ce qui a pu se passer dans l'esprit de nos concitoyens pour que la raison cède face à l'émoi et que ceux-ci perdent le sens des réalités au point d'être mus par une haine qui les dépouille de leur humanité et les amènent à vouloir reproduire la barbarie ? En exigeant l'exécution publique des auteurs de l'assassinat de Haroun et Ibrahim. Cet événement gravissime, au-delà de son aspect factuel, est révélateur de la violence qui couve dans la société algérienne. L'enlèvement et l'assassinat des ces deux enfants, ainsi que tous ceux qui ont précédé — un phénomène relativement marginal jusque-là dans notre pays, il faut le préciser —, méritent que l'on s'interroge sur le pourquoi de l'irruption de ce phénomène dans notre société et sur les raisons véritables qui amènent, aujourd'hui, les individus à facilement passer à l'acte et à commettre de telles monstruosités. Ma conviction est qu'il est une erreur de penser que les dispositions psychologiques de l'individu peuvent, à elles seules, l'amener à s'inscrire dans une logique de prédation – la victime étant pour l'agresseur une proie potentielle – et que de tels actes sont nécessairement le fait de personnes présentant des troubles psychiques. Rien n'est plus erroné. Des conjectures qui éloignent des véritables causes responsables du passage à l'acte criminel, en particulier de celui qui nous concerne présentement. Il est bien entendu indispensable, pour rendre avec équité la justice, de faire un examen psychiatrique et de rechercher les désordres mentaux pouvant donner son sens – mais non justifier, faut-il le souligner ? – au passage à l'acte. Chacun sait — une donnée de l'éthologie animale —, que le comportement, quel qu'il soit, est toujours déterminé, voire révélé, par l'environnement dans lequel il s'exprime. Il est facilité ou au contraire contenu, réprimé, selon les circonstances et les besoins de l'équilibre du groupe social. Le comportement de prédation s'inscrit dans cette logique, une règle qui s'applique également aux sociétés humaines. C'est pourquoi, il est permis de penser que si ce type de passage à l'acte prend, aujourd'hui, une ampleur inquiétante dans notre pays, les raisons sont à trouver dans l'organisation et le fonctionnement de la société. Est-il utile de souligner que les enlèvements d'enfants ne constituent pas les seuls délits en constante croissance dans notre pays ? Les causes sont à chercher dans la société Les auteurs du meurtre des petits Ibrahim et Haroun sont des gardiens de parking, des chômeurs – analphabètes s'il en est – qui vivent dans l'informel. Des individus sans existence sociale et qui, de toute évidence, n'ont pas l'initiative sur leur destin. Au fond, des individus qui vivent de la charité des personnes pour lesquelles ils gardent les voitures. Des mendiants, un statut dégradant, déshonorant. Accéder à un travail restaure le sujet dans sa dignité. Ce qui n'est pas le cas des meurtriers dont il est question. Des personnes plongées dans la misère par un système politique injuste, qui les a marginalisés, exclus. Des fortunes se sont construites sous leurs yeux, à leurs dépens. Des richesses accumulées par une Algérie d'en haut et exhibées avec ostentation tandis que les citoyens d'en bas, qu'ils sont, s'enfoncent dans une pauvreté de plus en plus grande. Une iniquité qui a fait naître, chez eux, le ressentiment, la haine, le rejet de l'ordre et de toute forme d'autorité. Bien sûr, tous les chômeurs ne sont pas des criminels, loin s'en faut, et ce statut n'excuse pas cet abject forfait. Toutefois, vivre durablement pauvre ou encore miséreux ajoute au sentiment d'injustice celui de la honte et de l'indignité. Un état d'esprit qui dépouille l'individu de son humanité, cet attribut essentiel qui en fait un être social, doté de capacités de discernement et de jugement. Mais trop de privations et de frustrations, quand elles sont notamment associées à une immaturité psychologique, fait naître chez l'individu une rancune tenace. Il se détourne alors de la communauté et revient à ses instincts. Les rapports aux autres perdent leur caractère mutuel, seul compte sa personne. Des comportements égoïstes apparaissent et prennent le devant, et il n'hésite pas à entrer en conflit avec la communauté pour satisfaire ses désirs. Il se défait des caractéristiques essentielles qui font de lui un citoyen pour se transformer en un être antisocial guidé par la nécessité de survivre. Son jugement et sa raison sont obscurcis, pour ne pas dire annihilés. Les comportements de prédation émaillent alors toutes ses relations. A ce stade, les interdits ne sont plus opérants. L'individu, qui ignore l'ordre institutionnel, ne reconnaît plus l'autorité de l'Etat. C'est dans ces conditions que le passage à l'acte survient. Une conduite opportuniste facilitée par un ordre social en faillite. Une situation d'anomie (?) qui constitue, aujourd'hui, un réel danger pour la sécurité nationale. Une société livrée à la pauvreté extrême se défait fatalement, parce que ses mécanismes traditionnels, ordinaires, de régulation sont remis en cause par ses propres membres. Les valeurs de référence – qui fondent la solidarité et structurent le sentiment d'appartenance au groupe social – s'effondrent et ne sont plus en mesure d'assurer, du fait des inégalités et de la fracture sociale, la cohésion de la communauté. Une société défaite est une société malade qui est incapable de contenir la violence et qui autorise toutes les dérives, même les plus monstrueuses. Une menace que l'évocation incantatoire de l'appartenance de l'Algérie au monde musulman ne suffira pas à éloigner. “Ce genre de crime atroce est totalement étranger à notre société, à nos valeurs religieuses", a affirmé le procureur de Constantine. Comme si le simple fait de rappeler que l'Algérie est une nation musulmane suffisait à rétablir l'ordre social, à conjurer le crime et faire disparaître les criminels. Un simulacre de moralisation irresponsable et vain, une diversion qui cache mal la volonté de détourner le regard du désastre engendré par une gouvernance marquée par l'injustice sociale et le mépris. Une gouvernance qui est responsable du délabrement actuel de la société et du pays. “Un discours démagogique qui met en avant les valeurs religieuses pour absoudre une société qui, en somme, est capable aussi du pire, comme partout ailleurs", a relevé, à juste titre, une journaliste du quotidien El Watan. “Durcissement des peines contre les criminels, multiplication des patrouilles des services de sécurité et sensibilisation de la population." Ce sont les instructions que le Premier ministre a données pour répondre à l'émotion populaire suscitée par le double meurtre de Constantine. Une autre incantation, une fuite en avant. De toute évidence, la priorité des pouvoirs publics n'est pas de savoir pourquoi nous en sommes arrivés là. Mais voilà une question qui mettra naturellement à nu la faillite de leur gestion des affaires de la nation. Deux individus aux histoires différentes mais dont les destins respectifs se sont scellés au détour d'un double meurtre, que chacun pouvait prévoir. Deux larrons qui se croisent au hasard d'une vie désœuvrée et qui compromettent leur avenir, parce que cela ne pouvait pas être autrement, quand on a l'infortune de vivre dans une cité sans âme et à l'identité improbable. Un environnement sans nom La ville nouvelle Ali-Mendjeli de Constantine. Un endroit (?) peuplé d'étrangers qui ont pour seul lien objectif l'appartenance à des unités de voisinage (UV). Les victimes vivaient dans l'UV 18, les meurtriers, quant à eux, viennent de pas très loin, de l'UV 13. “Un découpage qui rappelle les stalags allemands", selon le propos de Hamidechi du Soir d'Algérie. Une excroissance en béton dans laquelle les individus, anonymes, sont en errance. Un environnement sans nom et sans les symboles indispensables à l'appropriation des espaces dans lesquels les uns et les autres peuvent se reconnaître et tisser des liens. La “houma" qui assoie l'identité commune n'existe pas. Un espace sacré qui oblige chacun à s'en revendiquer et à adhérer aux valeurs qui fondent la communauté. Une garantie pour la concorde à l'intérieur du groupe social et la sécurité, la protection, pour chacun de ses membres. Voilà pourquoi donner des noms aux différents quartiers et rues de la ville constitue une exigence sociale. Une démarche qui rompt l'anonymat et qui offre au citoyen – qui vit à l'intérieur de ses murs – l'opportunité de façonner, dans l'harmonie, ses relations et de forger le lien de filiation indispensable à son attachement au groupe. Identifier les espaces de vie et les voies de communication qui les unissent donne du sens à la vie quotidienne, en permettant notamment aux habitants de vivre dans une ville qui a une histoire, une mémoire, une culture et une âme. Attribuer des noms est certes un processus indispensable à l'organisation des repères spatiaux, mais il a aussi et surtout pour objectif la consolidation du lien social et le raffermissement du sentiment d'appartenance à une communauté bien identifiée. La dénomination des espaces participe à la construction d'un patrimoine commun qui fait consensus parce qu'édifié autour de valeurs partagées et de symboles fondateurs. Encore faut-il que nos urbanistes pensent à doter nos villes nouvelles des espaces communs qui appellent aux retrouvailles et à la convivialité. Ce n'est pas le cas de la nouvelle ville Ali-Mendjeli de Constantine. Au désastre de la politique urbanistique qui en a fait un immense dortoir – qui interdit toute possibilité de rencontre et d'organisation sociale, et qui maintient les familles, venues d'horizons différents, éloignées les unes des autres – s'ajoute le drame de l'absence d'une identité assumée et de l'anonymat qui lui est subséquent. Une situation qui frappe toutes les nouvelles villes d'Algérie. Ici, chaque famille est arcboutée sur son propre parcours et son histoire singulière. A cet égard, elles ne possèdent pas nécessairement les mêmes repères sociologiques (coutumes, attitudes, valeurs) et, a priori, très peu de liens peuvent les unir, chacune s'enfermant sur ces propres certitudes. Les individus continuent d'être des étrangers les uns pour les autres, ils ne se reconnaissent pas et se côtoient sans faire l'effort de se connaître. Ils ne partagent rien d'autre que l'espace géographique qui les unit et la misère qui habite leur quotidien. Les règles et interdits qui garantissent la concorde et la sécurité à l'intérieur du groupe ne sont pas intériorisés, et les réflexes de solidarité et de soutien qui doivent prévaloir dans tout groupe social ne sont pas partagés. Des caractéristiques particulières observées dans les nouveaux quartiers et nouvelles villes bâties dans la précipitation pour reloger des familles déportées ou qui ont dû quitter les campagnes pour fuir les exactions terroristes notamment. Des bidonvilles en dur offerts par l'Etat dans lesquels sont concentrées des familles déjà très éprouvées, souvent plusieurs fois déracinées, et incapables de trouver le ressort suffisant pour s'adapter à un nouvel environnement. Des personnes qui renoncent à bâtir des relations solides avec la communauté d'accueil et à s'engager dans une vie sociale artificielle et créée de toutes pièces. Des camps de concentration “spéciaux, réservés" où la promiscuité, l'analphabétisme et la misère constituent la règle. Ajoutés à une école qui fabrique l'échec et à une université qui forme les futurs candidats au chômage ou au préemploi, voici le terreau de tous les dangers. Il a fait ses preuves durant les années du terrorisme... pour avoir donné naissance aux plus terribles monstruosités. “... ils étaient déjà des monstres avant même d'avoir été diabolisés dans cette affaire (les meurtres de Haroun et Ibrahim). Des monstres, comme il en existe par millions et qui sont parqués dans des villes bidonvillisées, pourtant nouvelles..." a écrit opportunément Y. Benzatat (matin.dz). M B *Psychiatre, Docteur en sciences biomédicales