Lorsque j'étais enfant, j'étais étonné de voir de grandes personnes appeler mon père «cheikh» quand elles me paraissaient avoir le même âge que lui. Ma confusion venait sans doute du fait que le mot «cheikh» désigne à la fois l'enseignant et l'homme âgé. J'ignorais alors que, dans notre société, le statut de professeur avait un tel prestige qu'au-delà des signes de jeunesse ou de vieillesse, l'élève, même parvenu à la blancheur des cheveux, continuait à observer cet immense respect à l'égard du maître. Ce comportement à la limite de l'adoration existe ailleurs mais, en Algérie, où le savoir fut une frustration historique, il a eu une ampleur particulière dont nous sommes bien éloignés aujourd'hui. En vérité, je vous raconte cela pour introduire l'éloge que je m'apprête à faire de l'ouvrage d'un de mes professeurs et tenter de vous convaincre que ma reconnaissance d'ancien étudiant n'entre en rien dans son appréciation. Libre à vous de me croire ou non, mais Yaouled ! Parcours d'un indigène de Rachid Sidi Boumedine (Ed. Apic, 2013), qui fut mon professeur de sociologie urbaine dans les années soixante-dix, est un trésor de livre. Ces mémoires débutent en 1938 avec la naissance de l'auteur dans le quartier algérois du Clos-Salembier (auj. El Madania) et se prolongent jusqu'à nos jours pour déboucher sur cette question : «La vie m'a-t-elle appris à vivre ?». Entre les deux, une vie et même plusieurs, fortes, émouvantes et surtout instructives, autant pour leur titulaire, les ayant vécues, que le lecteur qui découvre l'histoire moderne de l'Algérie sous un œil inédit, un mélange étonnant de gravité et d'humour et une plume à la fois simple, précise et spirituelle que lui envieraient des écrivains consacrés. La vie de quartier baignée par la foi en l'indépendance, le travail en usine à Grenoble pour payer des études, l'action clandestine à la Fédération de France du FLN sous le pseudonyme de Georges, l'indépendance comme un «grand emballement» et le retour au pays, le travail avec ses joies et ses turpitudes, le système d'écartement des cadres de valeur, les dimensions du quotidien, les expériences internationales de travail, une vision et une pratique uniques de l'urbanisme, la période de la «régression inféconde» et le choix de rester quoi qu'il arrive… On ne peut résumer ici ce foisonnement de faits, d'anecdotes, de souvenirs et de pensées sinon pour dire que son auteur, visiblement, ne se met en scène que pour parler de cette Algérie qui «continue à fonctionner par l'engagement discret de milliers de ses citoyens». Ainsi, parlant de lui, il parle surtout de nous. Quand je rencontre Rachid Sidi Boumedine, je lui sers toujours du «cheikh», sincèrement mais non sans une pointe d'humour. Il en rit généralement. Maintenant que j'ai appris tant de choses sur sa vie, et notamment son incroyable jeunesse, je sais que je lui accorderai ce titre avec plus de profondeur encore.