On peut y visiter les plus prestigieux musées du monde, écouter les meilleurs orchestres, lire les classiques de la littérature mondiale... Internet est indéniablement le plus grand centre culturel de tous les temps avec, en prime, la possibilité pour chaque visiteur de publier ses textes, d'accrocher ses toiles ou de jouer sa musique pour un public potentiellement international. Cet espace d'expression inespéré, les artistes et acteurs culturels algériens comptent bien en profiter, malgré les obstacles techniques (seulement 14% de taux de pénétration d'Internet et une 3G qui tarde à voir le jour). Le virtuel est-il une chance pour fédérer un public inespéré, ou confine-t-il à l'isolement et à la culture d'appartement ? Les réseaux sociaux sont un outil redoutable pour créer et animer une communauté réunie autour d'un centre d'intérêt. Anis Saïdoun, initiateur du groupe Facebook «Les amoureux du livre», a profité de ce moyen rapide et efficace pour partager sa passion de la littérature : «J'aurais attendu très longtemps et erré dans le labyrinthe des démarches administratives si j'avais commencé par monter une association. Il fallait faire autrement. J'ai donc profité de l'incroyable capacité des réseaux sociaux à fédérer énormément de personnes». Fort de ses 60 000 membres réunis en trois ans d'existence, il constate : «Les jeunes qui lisent sont moins marginaux qu'on ne le pense, les stéréotypes indécrottables sur la jeunesse ne sont pas si fondés que ça !». Non content de cette réussite en ligne, le groupe a décidé d'exprimer son amour du livre au grand jour. Il a donc organisé, en juin dernier, une grande séance de lecture publique au Jardin d'Essai. Et pour un coup d'essai, ce fut un coup de maître avec pas moins de 200 participants et un large écho auprès des médias. Saïdoun explique que l'un des enjeux de la «culture parallèle» qui s'exprime sur la toile est de se réapproprier l'espace public. Cette rencontre a également permis d'amorcer de nouveaux projets comme la création d'un ciné-club littéraire qui commence à voir le jour en ligne. Le virtuel et le réel se «nourrissent mutuellement», résume le fondateur des «Amoureux du livre». La même envie de briser ou, du moins, contourner les obstacles de l'activité culturelle sur le terrain a présidé à la création de la revue littéraire «Guentra» née de la passion conjuguée de trois jeunes blogueuses. Naziha Athmani se souvient : «La principale motivation pour créer ''Guentra'' était cette frustration : être publiées dans des revues et magazines à l'étranger, mais pas ici, en Algérie». Un premier numéro de la revue contributive a déjà paru aux éditions Sencho et s'accompagne de nombreuses rencontres et lectures en Algérie et à l'étranger : «Le net nous a permis de faire passer notre appel à contribution pour le premier volet intitulé ‘‘Raconte-moi ta liberté'', d'aller à la rencontre d'auteurs et d'artistes connus ou inconnus directement et rapidement et d'échanger avec eux en temps réel. Le web est un espace sans frontières et sans contraintes temporelles. On a exploité ces deux qualités essentielles en vue de construire d'abord notre collectif, puis, jour après jour, notre réseau de contributeurs et de lecteurs». Aujourd'hui que le projet est publié sur papier, le web est toujours aussi crucial pour «être en constante interaction avec tous les membres qui suivent et soutiennent la collection». Le passage à une activité IRL (in real life, littéralement : dans la vraie vie) n'est toutefois «pas une finalité pour tout projet lancé en ligne», tempère Yasmine Bouchène, co-fondatrice de Vinyculture.com. Si ce site culturel s'est lancé dans l'organisation de visites guidées, c'est principalement, explique-t-elle, «pour compléter sa mission d'information, notre mission étant de faire sortir les gens de chez-eux et quoi de mieux pour le faire que de créer des événements». Outre les initiatives collectives, le web permet aussi l'expression individuelle d'artistes qui partagent leurs œuvres à travers les galeries en ligne (Artmajeur ou l'algérien Founoune), les blogs et les sites de partage vidéo (Youtube) ou audio (Soundcloud, Reverbnation, Bandcamp...). Utilisés stratégiquement, ces outils peuvent constituer une véritable rampe de lancement pour une carrière artistique. C'est le cas du jeune pianiste Zaki Allal qui a créé le buzz autour de ses compositions. Profitant de la plate-forme de promotion artistique d'un célèbre opérateur téléphonique, il est vite devenu l'artiste «le plus ‘‘aimé'' et ‘‘commenté'' sur cette plate-forme». S'il peine à trouver des salles pour se produire dans sa ville, Oran, les propositions internationales arrivent avec la notoriété. Sa musique a même conquis l'Amérique avec un récent concert au Carnegie Hall, quelques mois après la sortie de son premier album ! Toujours à Oran, Younes Bahri, qui multiplie les compositions de musique de film, raconte : «Mes premiers projets de musique à l'image, je les ai eus via web. Des réalisateurs tombent sur votre profil, écoutent ce que vous faites et vous contactent... J'ai travaillé sur un film documentaire américain, des courts métrages et vidéos français entre autres, un long métrage international avec Filmaid international. Tout cela grâce et à travers le web.» Toutefois, il ne suffit pas d'avoir une page Facebook pour faire son trou dans la toile. «Une présence en ligne sans une stratégie de communication bien définie, c'est comme construire un mur en briques sans ciment», tranche Mehdi Lagha, web-manager. Ce dernier a justement contribué à concevoir la stratégie de communication de plusieurs artistes : «On commence par l'identité visuelle, le logo, pour arriver à la création d'un site web/portfolio. J'aide à mettre en place une stratégie pour utiliser au mieux les réseaux sociaux, partager ses œuvres de façon intelligente avec une portée conséquente. On analyse ensuite les pages Facebook et compte Twitter pour comprendre les communautés et savoir comment s'adresser à elles.» Sur internet, l'image d'un artiste se gère comme celle d'un produit, on parle d'ailleurs de personal branding (marketing personnel). Il s'agit concrètement d'avoir une bonne e-réputation. «Internet a une mémoire, explique Nabil Medjebeur, directeur d'une agence conseil en communication. Toutes vos informations sont stockées. Il faut maîtriser l'image que vous donnez et ce qu'on dit de vous. Pour un artiste, il faut par exemple éviter les sujets polémiques et ne pas mélanger vie privée et publique.» Actuellement, peu d'artistes algériens établis font appel à des communicants pour gérer leur visibilité en ligne. Le web est surtout le moyen pour les jeunes talents de faire leurs premiers pas et de tester l'accueil du public : «J'ai mis en ligne mon blog trois années avant ma première publication, se souvient Nawel Louerrad, auteur de la BD ‘‘Vêpres algériennes'' et du blog éponyme. J'utilise mon blog comme un espace de travail, un atelier en constante évolution. La publication d'un livre a quelque chose de plus ‘‘grave''. On se demande quelle légitimité on a à gaspiller du papier». Les deux supports sont toutefois complémentaires : «Ce que je publie sous forme de livre (récits) est différent de ce que je publie sur mon blog (dessins)... Rien que l'action de feuilleter ou de faire défiler une page, ça instaure une autre logique de lecture.» Les types de retours sont également différents entre public virtuel et réel : «Le contact direct véhicule plus de sensibilité, d'émotion et de convivialité ! Mais j'avoue que les gens sont plus à l'aise pour communiquer leur impression virtuellement... parfois ils sont impressionnés par l'ambiance de la galerie», analyse la plasticienne et psychologue Mejda Benchaabane. Le web n'est pas seulement un pis-aller, faute d'autres espaces d'expressions. Il existe une catégorie d'artistes pure players qui utilisent cette technologie dans toutes les étapes de leur travail, de la conception à la vente. C'est le cas du plasticien Ahmed-Benyoucef Hadjoudja (alias Hab le Hibou), premier smart artiste (utilisant la technologie des smartphones) algérien. Il expose sur son blog et sa galerie des œuvres minimalistes, entre signes traditionnels et fractals, inspirées de l'univers complexe de Ghourri, un homme préhistorique amateur de nouvelles technologies, tout droit sorti de l'imagination fertile de l'artiste. Résumant son parcours atypique, il raconte : «J'ai commencé par hasard en passant devant un marchand de tadjines traditionnels. Un déclic s'était produit, je me suis dit : tiens pourquoi ne pas peindre sur ces supports ? Je l'ai fait et, depuis, je suis passé à la gassaâ traditionnelle puis à la gassaâ parabole (antenne parabolique nommée gassaâ dans notre parler). Comme je suis un geek, j'ai expérimenté l'art et les TIC. J'ai découvert le Net art, le glitch-art, le tweet-art et toutes les branches de l'art numérique jusqu'au moment où j'ai acquis un Smartphone, là je suis passé de l'Internet-art au Smart-Art.» C'est ainsi que le Smart Art a vu le jour à Berrouaghia (Médéa). Pour Hadjoudja, le choix d'exposer uniquement en ligne est dicté par plusieurs raisons : «Manque de moyens, d'intérêt de la part des galeristes et d'aide parce que l'art numérique demande la collaboration avec des informaticiens... Le Smart-art et l'Internet-art sont déjà peu connus dans le monde. Alors réaliser une expo en Algérie, c'est presque impossible», déplore l'artiste qui exposera ses œuvres anciennes au Bastion 23 au mois de janvier. On peut également considérer que l'exposition dans une galerie conventionnelle n'est pas nécessaire. C'est la position de Ghani Azzi, calligraphe numérique à Constantine, qui propose ses services via son site (arabiccalligraphy4u.com) : «Question partage, Internet est imbattable. Plutôt que d'exposer en galerie localement et temporairement, je préfère être en ligne 24/24, 7/7 et accessible à des millions d'internautes.» Il ajoute qu'une expo en galerie permet de gagner en «mondanité» mais pas en «popularité» ! Via son site anglophone, Azzi reçoit de nombreuses commandes de l'étranger : décorations de mosquées, illustrations de livres, cartes d'invitation... Et d'autres usages inattendus comme sa première commande : «Un Américain m'avait demandé de lui faire un verset des Evangiles en calligraphie arabe. J'avais hésité à mettre cet art sacré au service d'une autre religion que l'Islam. Mais je suis convaincu qu'à chacun sa religion, le respect c'est justement quand on respecte ceux qui sont différents de nous. Je l'ai donc fait. Plus tard, je suis tombé sur le blog du client. Il parlait de son expérience avec la calligraphie... et qu'il avait finalement renoncé à se la faire tatouer sur le bras. Là j'ai dit ouf !». Parmi ses dernières commandes, on compte une pierre tombale et un poster pour le zoo de San Diego (une touche orientale pour son tigre du Bengale) ! Bref, les usages sont innombrables : «Celui qui a dit que l'écriture était l'art des ânes devait en avoir une de très belle», ironise Azzi qui n'escomptait pas un tel engouement quand il postait ses premiers essais (les prénoms de ses enfants) en 2009. Il reçoit actuellement une dizaine de commandes par semaine auxquelles il tente de répondre en parallèle de son travail de peintre en bâtiment. Il n'a toutefois pas de clients algériens car «ils n'ont pas la possibilité de payer via Internet... J'utilise le compte Paypal d'un parent vivant à l'étranger qui me ramène l'argent chaque fois qu'il vient en vacances.» Par choix ou par contrainte, Internet devient le canal d'une intense activité culturelle et artistique que les institutions et les médias traditionnels auraient tort d'ignorer. Il s'agit en effet d'un vivier d'artistes innovants qui activent tous azimuts, en dehors de tout formatage, et tracent leurs parcours sur le réseau avec des percées inattendues. Pour reprendre l'adage de Ghourri : sur Internet, «les artistes de demain s'expriment aujourd'hui».