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A Ghardaïa, c'est le pourrissement...
Affrontements intercommunautaires
Publié dans El Watan le 28 - 12 - 2013

Une lourde tension pesait hier sur Ghardaïa après les affrontements intercommunautaires. Certains commerces ont ouvert, mais les deux camps s'observent malgré les appels au calme. La ville était toujours quadrillée vendredi par la police, qui avait dénombré la veille 40 blessés dans ses rangs, et donne l'impression, triste spectacle, d'être plongée dans un climat de guerre.
Ghardaïa.
De notre envoyé spécial
Vue du ciel, Ghardaïa ressemble à une carte postale. Au bord de la route surplombant la ville depuis les hauteurs de Bouhraoua, des dizaines de voitures s'arrêtent le temps d'un cliché, comme cette Land Rover, avec, à son bord, des touristes étrangers qui prennent la pose devant un magnifique belvédère dominant la vallée du M'zab. Mais il suffit de zoomer sur les entrailles de la ville pour découvrir une toute autre réalité. Perforée la carte postale, ce sont des images de guerre qui vous sautent à la figure.
Des scènes dignes d'une ville assiégée. Une ville au bord de la guerre civile. Dire qu'en pareille période de l'année, Ghardaïa est, en temps de paix, assaillie par des contingents de «réveillonneurs» plutôt que par les cortèges de CRS. A l'hôtel El Djanoub où nous avons pris nos quartiers, un réceptionniste nous lance : «Vous avez de la chance. Plusieurs familles qui avaient réservé pour passer le réveillon ici ont différé leur voyage à cause des événements, autrement, l'hôtel affiche complet à l'approche du nouvel an.»
Magasins fermés et rues désertes
En débarquant jeudi soir à Ghardaïa, nous sommes d'emblée happés par le triste spectacle d'une ville plongée dans le chaos. La plupart des magasins des artères principales ont baissé rideau. Un étalage impressionnant de fourgons de police et autres compagnies de gendarmerie fait penser à un couvre-feu. Des monticules de gravats, des auréoles de pneus brûlés, des magasins maculés de cendres, des pans de murs effondrés, servent de décor à des rues désertes. «Vous allez à Ghardaïa ? Vous êtes au courant de ce qui se passe ? El hala ma taadjabch, faites attention !» nous avertit un agent des forces de police originaire de Blida posté à un barrage, à l'entrée de la ville. Nous nous engouffrons dans les boyaux de la vieille ville et c'est une cité fantôme qui s'offre à nous. Une voiture carbonisée annonce la couleur aux abords de Souk Lahtab. Le vieux marché est quadrillé par une vingtaine de fourgons des forces antiémeute de la Gendarmerie nationale dépêchées en renfort ce jeudi. Sur le pont de la SNTV, des camions de police sont ostensiblement déployés, de même qu'au long de l'avenue Hadj Messaoud, ou encore à Haï El Moudjahidine et à Theniet El Makhzen. Inutile de chercher un restaurant dans ces zones-là. Il faut descendre à Sidi Abbaz, une artère commerçante relativement épargnée par les troubles, pour trouver des restos ouverts. Partout ailleurs, c'est le même climat de guerre. Dans les quartiers mozabites comme dans les quartiers arabes, les riverains sont sur les dents.
Le marché quadrillé
Hier, Ghardaïa a ouvert les yeux sur un vendredi maussade. La nuit aura été une nouvelle fois agitée. «Il y a eu des échauffourées avec les forces de l'ordre jusqu'au petit matin», indique Khodir, membre du bureau local de la LADDH. Des tirs de grenades lacrymogènes ont troublé le sommeil des habitants de la vieille médina.
La journée de jeudi a eu également son lot d'affrontements. «Un jeune Mozabite de 21 ans a été grièvement blessé après avoir reçu des blocs de pierre sur la tête. Trois policiers ont été blessés en tentant de le sauver», poursuit Khodir. Le jeune en question a été évacué à la clinique Al Ouahat, à la sortie de la ville. Khodir appelle le père du jeune homme pour avoir de ses nouvelles. Il est soulagé d'apprendre qu'il est hors de danger. Des rumeurs persistantes ont annoncé des morts. Il n'en est rien. En revanche, les blessés se comptent par dizaines, voire par centaines, entre Mozabites, Arabes et forces de l'ordre. «Nous avons eu 44 blessés dans nos rangs», confie un officier de la sûreté de wilaya de Ghardaïa. Et d'ajouter : «Il y a eu un nombre assez important d'arrestations des deux côtés.»
Une dizaine, selon Kamel Eddine Fekhar, membre du conseil national de la LADDH et chef du bureau de la Ligue à Ghardaïa. M. Fekhar déplore, par ailleurs, des «centaines de blessés parmi les Mozabites» et «une vingtaine de magasins saccagés, leur appartenant» (lire l'interview qu'il nous a accordée dans nos prochaines éditions). Pour lui, il ne fait aucun doute que Ghardaïa «est en état de guerre». Notre interlocuteur précise que beaucoup de blessés ne sont pas évacués à l'hôpital par crainte d'être arrêtés. L'ancien élu FFS à l'APC de Ghardaïa accuse ouvertement la police de prendre fait et cause avec les Arabes. «Ils ont pratiqué des actes de torture et infligé des sévices sexuels à des Mozabites», appuie-t-il.
«Il nous faut un ordre du wali»
Photos à l'appui, il accuse également la police de complaisance avec les agresseurs de l'autre camp. Sur l'une d'elles, il nous montre un jeune avec une bouteille d'essence abrité derrière un membre des forces antiémeute.
Sur une autre photo, il est question d'une foule de jeunes de la communauté arabe massée derrière un camion «moustache» de la police. «Regardez, c'est lui qui leur ouvre la voie», commente-t-il. Des accusations que rejette un représentant de la police officiant à la sûreté de wilaya qui nous dit : «Nous, nous n'avons pas cette mentalité (discriminatoire, ndlr). On ne fait pas de différence entre Arabe et Mozabite. Nous ne faisons que notre travail. Nous sommes responsables devant Dieu et devant les hommes. Des fois, on est obligés de tirer des grenades lacrymogènes, Allah ghaleb. On a été ciblé par des cocktails Molotov des deux côtés. On nous a même balancé des citernes dans les petites venelles où il est difficile d'intervenir.» M. Fekhar reproche aux forces de l'ordre leur complicité passive. «Pas plus tard qu'hier (jeudi, ndlr), j'ai alerté les gendarmes positionnés au niveau du vieux marché sur le cas d'un magasin qui se faisait attaquer à quelques encablures de là. Ils m'ont rétorqué qu'ils ne pouvaient rien faire sans un ordre du wali. Apparemment, les Mozabites n'ont pas droit à la sécurité dans ce pays», s'indigne-t-il.
Des commerçants vident leurs échoppes
Hier, la matinée a connu un calme précaire. La plupart des magasins du centre-ville ont gardé leur rideau baissé. Le vieux marché, habituellement si animé le vendredi, avait triste mine. Image éloquente : plusieurs commerçants évacuaient leurs marchandises dans des camionnettes pour les mettre dans des lieux sûrs avant de cadenasser leurs échoppes. Certains commerces alentours affichaient les stigmates d'actes de vandalisme caractérisés. «Ils viennent, ils les pillent et ils les incendient», fulmine Khodir en dénonçant à son tour la passivité de la police. Khodir qui habite en contrebas de la vieille cité de Melika, dans un quartier «mixte», nous confie avoir emménagé depuis quelques jours chez sa belle-famille, sur les hauteurs de Melika. Sa mère, quant à elle, est partie se réfugier à Ouargla. «Beaucoup de Mozabites ont été obligés de fermer leur commerce et quitter leur maison par crainte des voyous qui viennent semer la terreur chez nous», dit-il. Khodir a très peu dormi. Il nous confie : «J'ai passé la nuit à monter la garde. Nous devons rester vigilants pour protéger nos biens.» Jeune entrepreneur et ancien élu APW (FFS), Khodir a cinq enfants, dont deux garçons âgés de 15 et 13 ans. «Eux aussi montent la garde avec moi. Ils doivent défendre leur territoire», lâche-t-il. A l'autre bord, ce sont quasiment les mêmes mots et les mêmes réflexes.
Un groupe de jeunes de la communauté arabe font, eux aussi, le guet devant leurs maisons, à Hadj Messaoud. Ils ne dorment pas la nuit, non plus. L'un d'eux, la tête coiffée d'un keffieh et portant des gants noirs, témoigne : «J'ai passé une nuit blanche à veiller sur le quartier avec mes voisins. Ils peuvent débarquer à tout moment. Nous les attendons de pied ferme. Les Mozabites ont détruit plusieurs de nos commerces et incendié nos maisons.»
Tension maximum après la prière
Après la prière du vendredi, la tension monte d'un cran. Sur le pont de la SNTV surplombant Oued M'zab, les policiers, arborant casque, trique et bouclier, sont sur le pied de guerre. Des jeunes de la communauté arabe sont attroupés devant les camions de police, les yeux rivés sur une marée humaine cantonnée à l'autre bout de l'oued. Des Mozabites prêts, eux aussi, à en découdre. Chaque partie guette l'autre en un duel haletant. A un moment donné, un dépôt prend feu à Hadj Messaoud.
Une foule se forme. Les nerfs chauffent. Un fût est roulé sur le bitume. Des policiers massés aux abords d'un cimetière mozabite dont le rempart a été, en partie, démoli, s'ébranlent comme un seul homme. Panique. Cris. Grenades lacrymogènes. Un jeune rejoint le groupe des Arabes. Il charge d'emblée les Mozabites : «Ce sont eux les responsables de ces troubles», fait-il. Il parle de «harb taïfia» (guerre confessionnelle) en accablant le rite ibadite. «Ni ils prient ni ils se marient avec nous», renchérit-il. Kamel Eddine Fekhar, lui, est catégorique : «Je n'ai pas de problème avec les Arabes mais avec le pouvoir», martèle-t-il «Depuis 1962, c'est la même histoire. C'est un film d'horreur qu'on est en train de vivre en continu, avec des épisodes différents. Il y a une volonté politique de détruire l'identité d'un groupe. Cela s'appelle un ethnocide. Le pouvoir essaie depuis l'indépendance de casser la société mozabite. Il veut effacer l'identité mozabite. Aujourd'hui, nos jeunes ne connaissent ni l'ibadisme ni le tamazight. Certes, on ne tue pas physiquement les gens, mais on tue leur identité. Le pouvoir veut nous tuer culturellement.»


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