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Dignité bien ordonnée
STATUT SOCIAL DE L'ARTISTE. UN DéCRET SI LONGTEMPS ATTENDU
Publié dans El Watan le 18 - 01 - 2014

Commbien de fois la presse algérienne s'est-elle fait l'écho des fins de vie déplorables d'artistes parfois prestigieux ? Combien de citoyens ont-ils critiqué les hommages posthumes médiatiques et surtout officiels en reprenant le proverbe populaire : «Quand il vivait, il manquait d'une datte ; quand il est mort, on lui a accroché un régime de dattes» ? Mais, même dans la presse culturelle, combien de fois n'a-t-on appris que tard le dénuement ou l'agonie d'un artiste qu'un fort sentiment de dignité empêchait de se plaindre de sa situation sociale ou médicale ou même d'en faire état ?
Dans ses Mémoires*, l'immense Rouiched, prenant le courage de révéler des humiliations qu'il avait subies, écrivait : «Sur les conseils d'un ami qui me voyait crever à petit feu, j'écrivais au ministère des Finances dans le but d'obtenir une dérogation et avoir une petite somme en devises qui m'aurait permis de changer d'air et de paysage. Le lendemain du dépôt de ma lettre, très peu confiant dans ma démarche, j'allais récolter le refus que j'attendais. Je m'en voulais d'avoir suivi ce conseil. Je compris que ma gloire se mesurait à l'applaudimètre d'un instant… De toutes façons, je fus atteint dans mon amour-propre et commençait un trafic légal. Je vendais mes costumes, mes chaussures, ma bibliothèque.»
A Paris, il tomba dans le coma et se retrouva dans un hôpital où, précise-t-il, non sans humour, «quoique mon pays me prît en charge pour les frais médicaux, je n'avais pas de quoi acheter un paquet de cigarettes.» Et, plus tard, quand l'un de ses fils tomba gravement malade, il dut vendre des bijoux de famille, sa chambre à coucher, sa voiture… pour échanger ses dinars contre des devises, avouant : «La situation dramatique de mon fils m'obligeait aux transactions illicites et frauduleuses.» Sans doute Rouiched n'était pas le plus mal loti parmi ses pairs et plus d'un Algérien, même assuré social, pourrait raconter les mêmes anecdotes. Mais justement, son témoignage renseigne a fortiori sur l'ampleur du sort collectif des gens d'art et de plume.
En nous annonçant la semaine dernière l'adoption du décret exécutif relatif à la couverture sociale et médicale des artistes et auteurs (El Watan, 11/01/14), la ministre de la Culture, Khalida Toumi, ne cachait pas sa joie et son émotion. Rendant hommage aux artistes disparus, sa lettre ouverte parlait de «l'attente légitime de nos artistes pendant plus de 50 ans» et de «l'aboutissement d'un combat mené par le ministère de la Culture depuis 9 ans». On sait que son département, sans le rendre public — et c'était la moindre des élégances — est intervenu plusieurs fois pour aider des artistes en difficulté. Khalida Toumi évoquait cette aide : «Le ministère de la Culture ne sera plus obligé de pallier l'absence d'un dispositif juridique en recherchant des solutions d'urgence pour secourir des artistes malades ou en fin de vie.» Elle ajoutait qu'ils ne seront plus «acculés à solliciter de l'aide, pour ne pas dire la charité.»

Le décret exécutif (voir présentation ci-dessous) constitue une étape majeure sinon une révolution dans le rapport de l'Etat aux artistes. Il définit d'ailleurs ce qu'est un artiste ou auteur (art. 2), ce qui constitue une reconnaissance légale affirmée de leur place dans la société. Il apporte des solutions à la couverture sociale et médicale de cette catégorie de «travailleurs», leur conférant d'ailleurs cette qualité quand, en Algérie, l'artiste est resté pour l'essentiel perçu comme un personnage de «bohême».
Désormais, les artistes auront les mêmes avantages que les autres assurés sociaux : assurance-maladie, assurance-maternité, couverture des accidents de travail et maladies professionnelles, capital-décès pour les ayants droit... Cette vieille et récurrente revendication qui apparaissait ici ou là comme un vœu pieux, un fol espoir ou une utopie, avait fini par convaincre la majorité des artistes que l'Etat se moquait bien de leur état. Quand la ministre de la Culture parle d'une attente vieille d'un demi-siècle, elle pointe la longévité du problème. La lecture des lois et règlements portés en référence au décret, montrent que tous les instruments juridiques nécessaires à l'adoption du décret existaient. Dans cette batterie de textes, on note le décret 85-34 du 9 février 1985 relatif aux «catégories particulières» d'assurés sociaux.
Mais il est vrai que lors de la publication de ce décret, l'Algérie entrait dans la plus grave crise économique qu'elle ait connue et les questions sociales avaient été reléguées au dernier plan. La culture, considérée comme un luxe, s'était vue alors complètement délaissée. Mais, à ces effets de conjoncture, il faut ajouter un mépris conscient ou inconscient de nombreux dirigeants à l'égard des artistes et auteurs.
D'un autre côté, il est vrai que la revendication n'a jamais été portée par une mobilisation soutenue des artistes et elle souffrait de certaines confusions, notamment entre un «statut en général» que certains associaient à des formes d'assistanat ou de fonctionnarisation des artistes et le «statut social» que ce décret prend en charge. Son adoption constitue une grande avancée et les artistes algériens seront parmi les rares des pays du Sud à en bénéficier. Même certains pays développés n'ont adopté que récemment ce système, telle la Belgique en décembre 2002.
Un des effets attendus du décret serait la professionnalisation des artistes. Depuis l'indépendance, rares sont ceux qui ont eu le courage (ou la témérité) de s'adonner exclusivement à leur art, la plupart étant obligés d'occuper divers emplois hors culture, plus souvent pour la couverture sociale que le salaire. En quittant l'amateurisme, des artistes talentueux pourront améliorer leurs prestations, créant ainsi un effet induit du décret sur la qualité de la production. De même, on peut imaginer que les familles seront moins inquiètes et réticentes à voir leurs rejetons se lancer dans l'aventure de l'art. Enfin, il faut considérer que la fragilisation sociale des artistes a constitué aussi une forme de censure pernicieuse, les dissuadant de prendre des risques. Pour se développer, de telles tendances devraient cependant s'accompagner d'un développement des industries culturelles.
Aujourd'hui, il reste à mettre en œuvre ce décret et de nombreuses mesures doivent être prises. C'est le cas des dispositions particulières prévues par l'article 11 sur la prise en charge antérieure à la publication du décret. Lors de la conférence de presse conjointe des ministres de la Culture et du Travail, mardi dernier, celui-ci, Mohamed Benmeradi, a déclaré qu'une pension de retraite pour les artistes indépendants ayant atteint l'âge de 60 ans sans avoir jamais cotisé sera «bientôt» mise en place.
Il faut également préparer les structures de la sécurité sociale à accueillir ces nouveaux assurés sociaux en formant les personnels en charge, en rédigeant un manuel, en établissant une nomenclature des métiers de l'art, notamment pour les techniciens puisque le décret les concerne aussi. Un accessoiriste de théâtre ou de cinéma, une maquilleuse ou un costumier, métiers très importants, risqueraient sinon de se faire éconduire. Un tel accompagnement à la mise en œuvre du décret nécessiterait un séminaire de réflexion et de propositions associant le ministère de la Culture aux départements ministériels concernés avec tous les intervenants possibles : sécurité sociale bien sûr, mais aussi Caisse de retraite, Impôts, etc. La synergie gouvernementale qui s'est manifestée pour ce décret doit se répercuter aux niveaux opérationnels.
De même, il faut combattre les pratiques informelles dans le secteur. Les chanteurs et musiciens qui se produisent dans des cérémonies de mariage, par exemple, ne sont jamais déclarés. Mais, plus grave, certaines sociétés de production ou d'organisation de spectacles ne délivrent pas de contrats aux prestataires artistiques.
Faut-il mettre en place des contrôles particuliers ? Ou, dans la mission de régulation du ministère de la Culture, blacklister des aides publiques les sociétés qui ne respectent pas la pratique des contrats ? Enfin, on peut rêver, à l'exemple de ce qui se fait dans certains pays, d'une Maison de l'Artiste, chargée de les recenser et de les conseiller, de produire des études sur leur situation et qui serait aussi un interlocuteur des institutions et organismes en charge de tous les aspects de la vie et du travail des artistes et auteurs. Il reste enfin à ces derniers à franchir le pas vers une organisation par corps de métiers ou toute autre forme pour défendre leurs intérêts et devenir une force de proposition.

* «Mémoires de Rouiched», par Rachid Sahnine. Ed. ENAG. 2010.


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