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Turquie, le sain contre le malsain
Grandeur et décadence de la république d'Erdogan
Publié dans El Watan le 17 - 02 - 2014

Erdogan, un sultan ? Il ne l'est pas encore, mais il veut sans doute le devenir. Où que vous soyez dans la grande métropole d'Istanbul, le Premier ministre ne vous quitte pas des yeux.
Istanbul (Turquie)
De notre envoyé spécial
Erdogan est partout. Son portrait géant tapisse les immeubles, les panneaux publicitaires et certains sièges d'institutions. Au pays de Mustafa Kemal Atatürk, Recep Tayyip Erdogan est en passe de s'imposer comme le nouveau sultan de la Turquie moderne. Face aux graves accusations de corruption qui le ciblent ainsi que ses proches, Erdogan affine sa stratégie de défense. Le regard perçant, le visage fermé, Erdogan étale toute sa puissance sur cette affiche sur fond bleu ciel barrée d'un slogan très suggestif : «Une volonté implacable». Avis aux amateurs…
Le bouillant Premier ministre turc étonne partisans et adversaires par sa volonté d'en découdre. Derrière sa carapace d'homme qui rompt mais ne plie pas, il panique pourtant à l'idée de céder son trône. Ses inconditionnels sont tellement fascinés par le personnage qu'ils lui collent des dons quasi prophétiques. «Il y a Dieu, le Prophète et Erdogan», lançait un de ses proches lors d'un meeting populaire de soutien à Istanbul. Un autre ose carrément le sacrilège dans ce pays musulman : «Le toucher c'est comme toucher au Prophète Mohammed (QSSSL).»
Des «associations» qui font bondir les membres de la puissante confrérie de Fethullah Gülen. Après un compagnonnage politique de dix ans, les gülénistes ont décidé de rompre les passerelles avec Erdogan et son AKParti coupable d'avoir trahi le «deal», selon la formule d'un journaliste au quotidien Zaman, proche de la confrérie.
Erdogan pris la main dans le sac
«Tout allait bien jusqu' à 2011, quand l'homme a commencé à prendre ses distances en décidant par exemple de fermer les écoles de soutien scolaire dépendant de la ‘Hizmet' (khidma en turc, c'est-à-dire service)», souligne Nevzat Savas, rédacteur en chef du magazine Hira, également créé par la confrérie. De fait, le «deal» politique entre l'AKP d'Erdogan et le puissant réseau de service civique d'entraide socioreligieux s'est transformé en duel par médias interposés. Le Premier ministre a lancé son offensive contre cette confrérie de l'imam Fethullah Gülen. A coups d'articles de presse et d'interventions sur les chaînes de télévision publiques, Erdogan et ses soutiens ont entrepris une campagne pour discréditer le réseau Gülen.
Le chef de l'AKP s'est appuyé sur ses nouveaux amis qui se recrutent parmi les nouveaux riches et les entrepreneurs ayant brassé des milliards de dollars dans des projets immobiliers pas très «catholiques» dans ce pays musulman. C'est d'ailleurs à cause d'un projet immobilier devant être érigé sur un espace vert que la place Taksim a flambé l'été dernier. Pendant des semaines, des milliers de Turcs avaient élu domicile dans cette emblématique place, au cœur d'Istanbul, pour crier leur colère contre Erdogan et ses amis entrepreneurs. Pour le nouveau sultan de Turquie, il ne faisait pas l'ombre d'un doute qu'il s'agissait d'un complot ourdi par la confrérie de Fethullah Gülen soutenu par les Etats-Unis où le vieux prédicateur vit depuis 1999. Mais au-delà de cette verrue urbanistique que le gouvernement Erdogan voulait implanter au parc Gezi, les milliers de Turcs, sortis dans la rue, ne supportaient plus la tentation autoritaire de leur Premier ministre.
Mais la goutte qui a fait déborder le vase turc est les graves soupçons de corruption qui pèsent sur l'AKP, au pouvoir depuis 2002. «C'est vrai que nous l'avons soutenu et accompagné depuis 2002, mais à partir de 2011, l'homme est devenu arrogant et cassant. Nous avons des preuves formelles sur des scandales de corruption qui se chiffrent en milliards de dollars», ajoute Nevzat Savas, l'un des plus proches «hodja efendi» (disciples) de Gülen. Pour Tayyip Erdogan, la confrérie est derrière tous les coups fourrés le ciblant ainsi que son parti.
Du deal au duel
Dans les médias et même devant le Parlement européen, le Premier ministre n'hésite pas à dénoncer ce qu'il qualifie d'«Etat dans un Etat». «Nous ne plierons pas (…). Aucune force de l'ombre, qu'elle agisse de l'intérieur ou de l'extérieur, ne nous indiquera la ligne à suivre», a-t-il déclaré lors d'un meeting populaire il y a quelques semaines. La rupture est donc clairement consommée entre les «frères» d'hier, surtout après l'opération coup de filet du 17 décembre qui a vu des dizaines de personnes interpellées à l'aube, à Istanbul et Ankara, par la direction financière de la police. L'opération ordonnée par le procureur Zekriya Öz, proche des gülénistes, a débouché sur de gros «poissons». Il est question notamment d'un homme d'affaires azerbaïdjanais, Reza Zarrab, et du magnat de l'immobilier Ali Agaoglu, devenu en quelques années l'une des dix premières fortunes de Turquie.
La police a mis aussi en garde à vue le fils de Muammer Güler, ministre de l'Intérieur, et celui de Zafer Caglayan, ministre de l'Economie ainsi que le maire du district stambouliote de Fatih, Mustafa Demir, membre de l'AKP. Pis encore, l'enquête a révélé l'implication du directeur général de la banque publique Halk-Bankasi, dont l'établissement aurait servi de plateforme d'échanges avec l'Iran, sous le coup des sanctions de l'ONU. D'autres personnes de l'entourage immédiat d'Erdogan étaient aussi interrogées ou mises en cause. Les Turcs furent stupéfaits de découvrir les images des chaînes de télévision montrant des paquets d'argent comptant en millions d'euros saisis chez le fils du ministre de l'Intérieur, Muammer Güler.
Du coup, l'image splendide du «frère» Tayyip, chantre de la renaissance islamique et du retour de l'empire ottoman, s'est subitement dégradée au sein de l'opinion. Mais en véritable «tête de turc» sûr de son pouvoir, Erdogan fonce contre la justice et la police auxquelles il reproche de faire le jeu des gülenistes. D'autorité, il ordonne la mutation de plus de 6000 policiers et de centaines de juges et procureurs, notamment ceux d'Ankara et d'Istanbul. Erdogan s'emploie aussi à donner des tours de vis dans son dispositif législatif pour se mettre, ainsi que ses collaborateurs, à l'abri de mauvaises surprises. Il a tenté, sans succès pour l'instant, d'imposer la mainmise de l'Exécutif sur le Conseil supérieur des magistrats.
Liaisons dangereuses
Chose inimaginable, il annonce une prochaine révision du fameux procès contre les généraux putchistes qui avaient condamné plus de 300 officiers supérieurs, dont l'ancien chef d'état-major Ilker Basbug, à la prison à perpétuité. «Sa volonté de laver certains généraux prouve qu'il est prêt à s'allier avec l'armée pour faire face à Hizmet et garder son pouvoir», glisse le directeur de la rédaction de Today Zaman. Et pour s'immuniser contre toute fuite de scandales de corruption, le Premier ministre vient de réviser la loi sur internet au prétexte de protéger la vie privée.
Pour ses adversaires, il est évident que cette mesure est liée à la diffusion des conversations téléphoniques compromettantes entre son ex-ministre de l'Intérieur et son fils. Mais Erdogan n'a qu'un objectif : rester au pouvoir par tous les moyens possibles, quitte à triturer la Constitution pour devenir un vrai Président. Durant notre séjour à Istanbul, à l'invitation du «réseau Gülen», nous avons pu constater ces pressions contre les opposants d'Erdogan et sa reprise en main des institutions de contrôle. «Nous faisons face à de multiples pressions ces derniers temps ; il y a comme une chape de plomb qui s'abat sur nous», avoue Metin Yikar, rédacteur en chef de la chaîne de télévision Samanyolu haber (Voie lactée), liée au réseau Gülen. Le responsable du collège Fatih Universitesi, le docteur Ihsan Yilmaz, n'en pense pas moins. «Avant, le gouvernement se vantait des résultats scolaires de nos élèves et étudiants et les médailles qu'ils obtiennent à l'étranger, aujourd'hui il veut accabler d'impôts voire carrément fermer nos écoles», affirme-t-il, un tantinet inquiet.
Passage en force
Ce constat et palpable aussi dans les entreprises, les universités, les hôpitaux, les médias et autres organismes gérés par la «Hizmet» de Fethullah Gülen qui se sont pourtant imposés comme une véritable «success story» dans leurs domaines respectifs. C'est un chiffre d'affaires de plus de 100 milliards d'euros que la confrérie assure à la Turquie. Mais cet immense pouvoir économique commençait visiblement à gêner les affaires de l'ombrageux Tayyip Erdogan, qui n'a plus besoin des sous des gülénistes.En disant que la Hizmet est un Etat dans un Etat, il n'a pas tout à fait tort.
Sauf que les policiers, les juges et les procureurs qui ont éventé les scandales de corruption en milliards d'euros ne l'ont pas fait pour prendre le pouvoir. Formés dans les écoles et les universités de la confrérie où l'on prêche l'exemplarité, ils ne pouvaient se taire même s'il s'agissait des collaborateurs d'un Premier ministre qu'eux-mêmes soutiennent depuis 2002. «Eh oui, pour Erdogan, les amitiés ont changé, les mœurs aussi. En liant amitié avec des hommes d'affaires et entrepreneurs turcs, mais aussi syriens et iraniens, qu'il gratifie de projets immobiliers juteux, il n'a plus besoin du réseau Gülen, un peu trop soupçonneux à son goût et qui plus est pratiquant un islam plutôt light. Il ne comprend pas qu'on puisse inviter des gens de confessions chrétienne et juive. Il ne supporte pas ces passerelles du dialogue interreligieux que nous avons créées avec l'Occident», souligne Nevzat Savas, disciple de Gülen.
En revanche, la «nouvelle version» d'Erdogan privilégie plutôt un islam sensiblement plus hard, proche de celui des «frères» en Egypte. Une tendance qui commence à inquiéter ses amis occidentaux qui voient Tayyip «le magnifique» se muer en «frère» «qatarisé», voire «iranisé».
Les élections locales du 30 mars et la présidentielle de l'été prochain trancheront sans doute l'avenir politique d'un homme au parcours contrasté et controversé, fait de grandeur et de début de décadence. Un peu comme l'empire ottoman qu'il souhaite réinstaurer et dont il serait le «khalife».


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