Une délégation égyptienne, dirigée par les ministres de la Défense et des Affaires étrangères, s'est rendue en Russie le 13 février. Une visite qui annonce un virage de la diplomatie égyptienne en faveur de l'ex-oncle russe ? Pas si sûr. Le Caire (Egypte) De notre correspondante Je suis heureux ! Le voyage en Russie est un pas en avant, un mouvement.» C'est sur ces mots que le présentateur égyptien Amr Adeeb ouvre son émission «Al Qahira Al Youm» sur la chaîne privée Orbit. Il poursuit en s'adressant à l'Egypte : «C'est la première fois qu'un pays étranger, et pas n'importe lequel, la Russie, une nation puissante, reçoit. Coup d'Etat ou non, il t'a reçu et tout le monde te regarde.» Amr Adeeb, dont le programme télévisé soutient ouvertement l'actuelle coalition pilotée par l'armée, ne cache pas sa joie devant les images de la visite officielle en Russie de l'incontournable ministre de la Défense Abdelfatah Al Sissi. On y voit le maréchal en civil, en compagnie du président russe Vladimir Poutine et de son ministre des Affaires étrangères Sergei Lavrov. Une visite d'Etat avant l'heure ? Bien qu'il ait reçu le feu vert de l'armée et l'assentiment du peuple lors du dernier référendum, le ministre de la Défense égyptien n'a pas encore officialisé sa candidature à l'élection présidentielle. Pour autant, à travers cette visite surmédiatisée, il semble vouloir envoyer un message clair aux Egyptiens : après des décennies passées sous l'aile américaine, l'Egypte a les moyens, si elle le souhaite, de changer de partenaires. Du moins de les diversifier : le ministre des Affaires étrangères, Nabil Fahmy, a souligné que le rapprochement entre Le Caire et Moscou «ne devrait pas affecter les relations historiques entre Washington et son allié-clé au Moyen-Orient». Outre le soutien de la présidence russe à la candidature du maréchal Al Sissi, cette visite a été l'occasion d'officialiser une reprise de la coopération militaire et du renseignement. Les deux pays s'engagent notamment à échanger des informations dans le cadre de la lutte antiterroriste. Un accord d'armement d'une valeur de 2 millions de dollars, comprenant notamment l'achat de MIG-29 et de systèmes de défense aériens, serait en cours de négociation, selon plusieurs médias égyptiens. Le discours est séduisant : si le contrat est effectivement signé par les deux parties, l'Egypte reviendrait à sa grandeur des années 1960, une époque où l'empire soviétique était son premier fournisseur d'armes et un allié du président Gamel Abdel Nasser face aux puissances occidentales. «Une grande majorité de l'opinion publique est naturellement séduite par ce type de perspective. Beaucoup d'Egyptiens ont une image négative des Etats-Unis auxquels ils reprochent leur soutien à la confrérie des Frères musulmans», analyse Mostapha Kamel El Sayeed, professeur de sciences politiques à l'université du Caire. Les officiels égyptiens se félicitent de réactiver «les vieilles relations avec la Russie», laissant sous-entendre que celles-ci avaient été négligées depuis le tournant atlantiste pris par le président Anouar Al Sadate. «Cela nous était interdit», surenchérit Amr Adeeb, saisissant l'occasion pour louer l'audace du maréchal Al Sissi. Pour sa première visite à l'étranger – en tant que candidat non déclaré de l'armée et potentiel futur Président – l'homme opte pour le Kremlin et non pour la Maison-Blanche. Cette visite survient dans un contexte de refroidissement des relations entre l'Egypte et les Etats-Unis, depuis l'éviction du président Mohamed Morsi. Mécontent de la décision de l'armée égyptienne, Washington a gelé une partie de son aide militaire au Caire. Une enveloppe qui s'élève chaque année à plus de 950 millions d'euros. Mais peut-on, comme le prétendent de nombreux médias égyptiens, parler de tournant diplomatique ? «Al Sissi réunit le Conseil suprême des forces armées pendant quelques jours pour examiner les résultats du voyage à Moscou», titre le quotidien Al Shorouk daté du 16 février, soit trois jours après sa visite. Si la médiatisation exceptionnelle semble dire le contraire, l'Egypte et la Russie ont maintenu des relations diplomatiques et commerciales après les années 1960. Pour entretenir son équipement, l'armée égyptienne a toujours recours aux pièces de rechange russes ; Le Caire demeure le premier importateur mondial de blé et la Russie l'un de ses principaux fournisseurs. «La Russie et les Etats-Unis sont les économies les plus à même d'aider l'Egypte», déclarait en avril 2013 Claudio Scarrozza, directeur général Europe pour Inver Grove Heights, l'une des plus grandes coopératives américaines de commercialisation de céréales. Fin janvier, l'Autorité générale égyptienne chargée de l'approvisionnement (GASC) a détaillé sa dernière commande de blé à l'étranger : sur 240 000 tonnes de blé, 180 000 proviennent de Russie contre seulement 60 000 des Etats-Unis. Pour le politologue Mostapha Kamel El Sayeed, «les relations marchandes entre l'Egypte et la Russie devraient s'accroître dans les mois à venir, notamment dans le secteur de la construction. Plusieurs projets sont sur la table : une centrale électrique ainsi qu'une aide logistique pour le barrage d'Assouan». En échange, Moscou marque des points sur le plan diplomatique : qu'une capitale comme Le Caire, alliée historique des Etats-Unis, choisisse de renouer ses liens avec la Russie de Poutine, est un symbole fort. L'Egypte, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, a notamment rappelé son soutien à la position russe dans le dossier syrien. Un appui qui avait fait défaut sous Mohamed Morsi. En septembre 2012, ce dernier avait exhorté Bachar Al Assad de démissionner «avant qu'il ne soit trop tard». Mais le grand bénéficiaire de cette visite pourrait bien être, à court terme, le maréchal Al Sissi. Son voyage intervient à quelques semaines de l'élection présidentielle où il est donné grand favori, même si celui-ci n'a pas encore officialisé sa candidature. «C'est la première fois qu'un ministre de la Défense effectue une visite en Russie depuis les années 1970, rappelle Mostapha Kamel El Sayeed. Al Sissi renforce un peu plus sa position dans la course à la plus haute fonction de l'Etat.»