Mis à mal par de nombreuses accusations de corruption éclaboussant son entourage, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002, tente de reprendre la main en engageant des purges sans précédent dans la police et la justice pour en exclure les proches de la puissante confrérie du prédicateur Fethullah Gülen, longtemps son allié, qu'il accuse aujourd'hui de chercher à le pousser vers la sortie. Des milliers de manifestants ont dénoncé hier, dans les rues d'Istanbul et d'Ankara, la «corruption» du Premier ministre turc et exigé sa démission. Tayyip Erdogan a aussi fait voter des lois controversées qui durcissent le contrôle de l'internet et renforcent l'emprise du pouvoir sur la justice. Ces lois ont été promulguées, hier, par le chef de l'Etat turc, Abdullah Gül. Les textes qui s'y rapportent remanient notamment l'organisation et les compétences du Haut conseil des juges et procureurs (HSYK), l'une des plus hautes instances judiciaires du pays, en y renforçant les pouvoirs du ministre de la Justice, notamment dans la nomination des magistrats. Mais les scandales de malversations se suivent à une cadence telle que le Premier ministre, M. Erdogan, risque à tout moment d'être «déboulonné» par la contestation populaire qui couve en Turquie depuis des mois. La colère de la rue turque est montée d'un cran mardi, après la diffusion lundi sur internet, d'une conversation téléphonique compromettante le plaçant au cœur du scandale de corruption qui agite le pays. Cet enregistrement, dont l'authenticité n'a pas été confirmée de source indépendante, a pour la première fois mis personnellement en cause M. Erdogan, précipitant les appels de l'opposition à sa démission. Lors de sa harangue hebdomadaire devant les députés de son Parti de la justice et du développement (AKP), le chef du gouvernement a, sans surprise, qualifié la conversation publiée sur YouTube de «montage indécent» et d'«attaque haineuse». «Jamais nous ne cèderons (...), seul le peuple peut décider de nous renvoyer et personne d'autre», a-t-il martelé en renvoyant tous ses critiques aux élections municipales du 30 mars prochain. Ainsi qu'il fallait s'y attendre, M. Erdogan a à nouveau accusé les «Gülens» d'avoir orchestré cette «nouvelle attaque». Depuis des semaines, le Premier ministre reproche à l'organisation de M. Gülen, très influente dans la police et la justice, d'avoir mis en place un «Etat parallèle» et de manipuler les enquêtes anticorruption qui menacent son gouvernement pour le déstabiliser avant les municipales et la présidentielle prévue en août. L'argument de la conspiration Dans l'enregistrement publié lundi soir, un homme, présenté comme M. Erdogan, conseille à un autre, qui serait son fils aîné Bilal, de se débarrasser rapidement de 30 millions d'euros.Ce coup de téléphone aurait eu lieu quelques heures après l'arrestation, le 17 décembre, de dizaines de proches du régime soupçonnés de corruption. «Fils, ce que je veux te dire, c'est de faire sortir tout ce que tu as chez toi, d'accord ?», dit la voix présentée comme celle de M. Erdogan. «Qu'est-ce que je peux avoir chez moi ? Il n'y a que l'argent qui t'appartient», lui répond son interlocuteur. Sitôt diffusé, cet enregistrement a enflammé les réseaux sociaux et l'opposition, qui pourfend la corruption du gouvernement issu de l'AKP, un parti affilié à l'Internationale des Frères musulmans. Des bancs du Parlement, la contestation s'est propagée mardi dans la rue. Un millier d'étudiants de l'université technique du Moyen-Orient d'Ankara a perturbé l'inauguration, par le chef du gouvernement, d'un boulevard tracé au milieu des arbres de leur campus. Des milliers de manifestants ont également dénoncé, hier, dans les rues d'Istanbul et d'Ankara, la «corruption» de Recep Tayyip Erdogan et exigé sa démission. Réunis à l'appel du principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), plusieurs centaines de manifestants ont rejoint la place Taksim d'Istanbul, alors que dans la capitale, Ankara, plus de mille personnes ont manifesté sur la place Kizilay, au cœur de la ville, à l'appel de plusieurs syndicats de gauche. Coïncidence ou pas, la publication de cet enregistrement est intervenue juste après les révélations de deux journaux proches du régime accusant des magistrats de l'entourage de M. Gülen d'avoir illégalement mis sur écoute des milliers de personnes, dont M. Erdogan et le chef de ses services secrets (MIT), Hakan Fidal. Si en politique, effectivement, les événements sont rarement le fruit du hasard, on ne voit pas comment M. Erdogan pourra sortir indemne de cette grosse tempête qui s'abat sur lui. Le vent du changement dans le monde arabe qu'il a tant encouragé (avec armes et financements) pourrait bien provoquer aussi l'effondrement de son pouvoir. Surtout que, visiblement, il a perdu la bataille de l'opinion.