A défaut de communiquer par les urnes auxquelles ils ne croient plus et qu'ils boudent allègrement, les Algériens se moquent, tournent en dérision et rient de la chose politique. Un humour qui cache mal la morosité qu'ils subissent au quotidien. Quelle est la différence entre Sellal et Messi ? Contrairement à Messi qui dribble, passe et tire, Sellal ‘‘yetiri bark'' (il ne fait que tirer, dire n'importe quoi, ndlr)». La blague, parmi tant d'autres qui mettent en scène nos hommes politiques, fait le tour de la toile. «Pourquoi à bord du Boeing 747 reliant New York à Miami tout le monde a un gilet de sauvetage sauf Chakib Khelil ? Bah, parce que c'est le seul qui sache voler… Rigolez pas, c'est sûrement avec votre argent qu'il a appris à l'faire». Cette autre blague fait franchement rire, arrache juste un petit rictus d'amusement ou quelques expirations saccadées. Au pire (au mieux ?), un sourire mais elle a le mérite de permettre ce précieux recul que les Algériens ont besoin de prendre pour ne pas trop déprimer d'une vie politique qui, au fond, n'a rien de drôle. Privés d'une démocratie participative, de justice et de considération, les Algériens subissent leurs gouvernants, depuis des années, en silence. Presque en silence. Jamais deux sans trois. Une vanne cynique cette fois qui fait le buzz : «Déçu par le DRS qui décide de porter plainte contre Saadani car cela veut dire que l'on a écarté l'option de la liquidation physique». A défaut de communiquer par les urnes auxquelles ils ne croient plus et qu'ils boudent allègrement de scrutin en scrutin, les Algériens se moquent, tournent en dérision et rient de la chose politique. Ils broadcastent des images satiriques du Président, des ministres et chefs de parti. Ils inventent des blagues, élaborent des montages vidéo, écrivent des chansons, multiplient les plaisanteries et les moqueries qui se répandent comme une traînée de poudre sur la toile depuis que les Algériens ont investi les réseaux sociaux. Sortir du mal-vivre ensemble La dérision version web prend d'autant plus d'ampleur depuis que la scène politique algérienne est sortie brusquement de sa torpeur avec la maladie de Bouteflika, la lutte des clans qu'elle provoque, la gestion présidentielle par procuration et la multiplication des déclarations de Sellal, Saadani et autres politiques qui tentent vainement de faire bonne figure pour sauver un régime de moins en moins convaincant. Une situation politique qui frise le ridicule, «dont il vaut mieux rire qu'en pleurer», semble vouloir nous dire la toile algérienne qui déborde de ces acronymes que l'Algérien 2.0 s'approprie, MDR (mort de rire), sa version anglaise LOL (Laughing out loud) et algérienne MBD (Miet Bedahek). Les Algériens ont toujours aimé rire de la politique : du temps de Chadli, Zeroual, Kaïd Ahmed, ou des premières années de Bouteflika au pouvoir. Depuis que le pays a plongé avec son Président, malade et absent, dans la crise, il y a comme un regain de drôlerie dans la société. Sur le net autant que dans la rue. Le rire devient-il un réflexe inconscient de survie à une situation socialement et politiquement insoutenable ? «Effectivement, cet humour permet aux Algériens de décompresser, de sortir du mal-vivre ensemble, de l'anomie telle que définie par Emile Durkheim (sociologue français, ndlr)» explique le sociologue Nordine Hakiki. De son avis, ce comportement irrationnel est intéressant dans la mesure où il prouve que les Algériens ne se désintéressent pas de la politique. «Ils n'adhèrent pas au discours officiel, mais s'intéressent à tout ce qui touche le domaine politique. Ils s'y intéressent en jugeant les politiques parfois même violemment», ajoute-t-il. Le rire devient leur remède salvateur. Démocratie participative par le rire Il y a souvent de la violence dans les plaisanteries et caricatures qui circulent sur la toile. En témoigne un montage photo qui met en scène les deux frères Bouteflika, Abedlaziz et Saïd, souriants, appuyés sur la carte géographique de l'Algérie, entourée d'une chaise roulante, d'un baril de pétrole, de dollars et du logo de Sonatrach. En haut de l'affiche, leur nom est détourné : «Les frères Boutesrika (les voleurs) réclament la confiance du peuple pour mieux le spolier». Ou encore cette photo de Mandela, accompagnée de cette phrase assassine : «Les dirigeants devraient prendre exemple sur Madiba, en mourant». Pour Rachid Grim, politologue, c'est là une manière de participer à la vie politique, quitte à verser dans l'insulte ou dans l'insolence de mauvais goût. «Dans les pays démocratiques, ou dits démocratiques, les humoristes (caricaturistes de presse, imitateurs, chansonniers, stand-up, cinéastes, etc.) participent pleinement – par la caricature, l'imitation, le grossissement des traits, l'insolence et parfois l'invective et le mauvais goût à l'‘‘activité politique''. C'est la soupape de sécurité d'une société moderne qui se moque d'elle-même et de ses politiques». A la seule différence qu'en Algérie, pays où l'autoritarisme punit la moindre critique désobligeante, très vite interprétée comme «une atteinte à la sûreté de l'Etat», l'humour trouve sa place non plus chez les professionnels du rire mais dans la société. «L'humour agit ainsi en tant que soupape de sécurité par l'autodérision, la moquerie anonyme, la dénonciation allusive contre la déprime et la morosité ambiante», explique encore Rachid Grim. Le sujet, complexe à la base, devient très vite déprimant. Une autre blague cinglante pour ne pas y perdre son sens de l'humour : «Quelle est la différence entre un sidéen et le président Bouteflika ? On est au moins sûr de trouver quelque chose de positif dans le bilan du premier». Si Bouteflika inspire particulièrement ces humoristes 2.0, qu'ils soient anonymes ou avec pseudo, leur cible préférée reste Sellal avec son «Fakakir» et «Nanak etrouh». Des sorties beaucoup moins drôles que celles des «contestataires de la toile». Sellal et les ‘‘Fakakir'' Abdelmalek Sellal, l'homme qui incarne le pouvoir depuis plus d'un an, crée le buzz avec ces «blagues très maladroites» qui se retournent impitoyablement contre lui. En multipliant les jeux de mots censés être drôles à chacune de ses sorties médiatiques, le Premier ministre est devenu la risée de la toile. Sa plus célèbre «bourde», l'emploi du terme ‘‘Fakakir'', lui a valu des dizaines de vidéo-montages où il est tourné en dérision à souhait. L'homme est victime de son sens de l'humour (en a-t-il vraiment ?) et de l'inconsistance de ses déclarations. «Nos dirigeants manquent tellement de ressources intellectuelles qu'il est très facile de les tourner en dérision», note le sociologue Nordine Hakiki. Le politologue Rachid Grim va dans le même sens : «contrairement à l'humour populaire utilisé souvent comme cache-misère, l'humour dont fait preuve — parfois à tort et à travers — Abdelmalek Sellal, n'a pas cette fonction de baume sur les blessures populaires. Il est consubstantiel de la personne même de l'actuel Premier ministre, connu depuis toujours pour son humour potache qui est devenu sa deuxième nature». Ses tentatives désespérées de nous faire rire échouent presque à chaque coup. Il semble mal maîtriser l'humour comme technique de communication avec laquelle les politiques, ailleurs, jonglent à volonté, pour séduire les électeurs. Pour l'expert en sciences du langage, Abderezak Dourari, le Premier ministre est presque «drôle malgré lui et par défaut». «Souvent, les politiques ont recours à l'humour pour faire passer leurs messages. Dans le cas du président français, François Hollande, l'humour est mis au service d'un contenu. Chez Sellal, le contenu est sacrifié au profit de l'humour. C'est à mon sens tout simplement parce qu'il a un défaut linguistique, il ne maîtrise pas assez bien l'arabe ni le français, il fait donc appel au parler populaire mais sans défendre un contenu.» Une société au bord de l'explosion Pour le linguiste, c'est pour cette raison que les jeunes et moins jeunes à qui il inspire tant de railleries le lui rendent bien. «En se moquant de lui, ils lui disent, à lui et au pouvoir qu'il incarne : ‘‘Nous ne sommes pas aussi niais que ce que vous pensez. Nous savons tourner en bourriques ceux qui nous prennent pour des bourriques''». Pour lui, «les gens du pouvoir s'imposent grossièrement à la société, ils ne maîtrisent pas les techniques de communication et n'en ont même pas besoin pour se maintenir au pouvoir.» Les Algériens qui se moquent des hommes politiques sur la toile et ailleurs n'ont aucun pouvoir, ils déploient des efforts et font preuve d'imagination pour «déconstruire la logique discursive du pouvoir par la simple culture populaire» qu'ils maîtrisent d'ailleurs mieux que leurs dirigeants. Une forme de résistance politique spontanée par le rire. Une dernière pour finir : «Un Algérien, à propos de sa femme : elle voulait que je lui dise de belles choses. Alors, je lui ai dit que notre amour est comme Bouteflika, même s'il n'est pas grand, il ne risque pas de s'éteindre de sitôt». Ce n'est peut être pas une blague.